Forum - La valse du Destin
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Noir-feu | 24/10/14 19:35
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Les airs sont brûlants, chargés de vapeurs létales issues des roches en fusion. Depuis sept lunes les feux brûlent, attisés sans répit, toujours plus chauds, toujours plus purs, d'un rouge sombre ils sont devenus d'un blanc éclatant, insoutenable. Les murs d'obsidienne de la salle, qui a la forme d'un prisme parfait, reflètent et répercutent à l'infini la chaleur atroce, la lumière blessante, créant un véritable enfer au sein duquel nulle vie ne saurait exister. Il n'existe aucune porte à ce lieu, pas la moindre fenêtre, pas trace d'une ouverture quelle qu'elle soit, à quoi servirait-elle alors que le magma seul constitue son écrin?
Au centre géométrique absolu du prisme, un vaste creuset diamantin accueille les feux terrestres, il est assez vaste pour contenir les plus grandes oeuvres, conçu pour cela d'ailleurs car l'endroit n'est autre que la forge de l'Aîné des Dragons, qui se penche pour la millième fois sur le brasier infernal comme s'il s'agissait d'un vulgaire lac d'eau fraîche. Le chaleur ne l'indispose pas, pas plus que les gaz délétères qui ont envahi l'atmosphère, l'éclat aveuglant ne le perturbe pas davantage, son corps est adapté à ces extrêmes, s'en nourrit d'une certaine manière. Il plonge délicatement une griffe dans la lave, retourne adroitement ce qui s'y trouve plongé depuis tant de jours, gronde de satisfaction en avisant l'évolution subie par l'objet de son attention. Il murmure quelques incantations, attise une nouvelle fois d'un souffle ténébreux les feux ardents puis se redresse pour examiner les murs, comme s'il y percevait autre chose que les reflets dansants des flammes. Il gronde légèrement d'un air satisfait, vérifie une dernière fois l'intensité du brasier avant de se téléporter au loin, sa présence ici n'est plus nécessaire pour le moment, il est temps de passer à l'étape suivante de sa Danse.
C'est sous sa forme humanoïde qu'il apparait sur Myrilla, en bordure d'un lac aux berges serties de cristal si gigantesques qu'ils forment comme une enceinte autour du lieu. Une immense coque de racines se dévoile au centre, vision qui rappelle de si puissants souvenirs au Noir qu'il demeure immobile de longues minutes à simplement contempler la beauté de l'endroit, revivant un passé pas si lointain à l'aune de son existence. Un sourire étrangement doux aux lèvres, il avance sur l'étroit sentier de cristal qui joint les rives du lac à la coque végétale centrale, s'arrête à son pied pour demander l'autorisation d'entrer avec un respect sincère. Le mur de bois s'écarte lentement, il entre sans hésiter en ce lieu sacré entre tous pour les Myrilliens, apercevant les trois sages et le Vénérable tranquillement assis dans un entrelacs de racines qui parait s'être modelé tout exprès. Arrivé devant eux, Noir-Feu porte un poing à son torse sans s'incliner, fixant chacun droit dans les yeux pendant un bref instant.
-Etheit, Enioch, Myssia, Vénérable, je vous salue.
C'est le Vénérable qui lui répond, son regard d'or liquide le transperce de part en part, comme s'il lisait en lui aussi aisément que dans un livre. Le Dragon pourrait le contrer, lui dissimuler certaines choses, mais il ne le souhaite pas et laisse le vieux Primotaure libre de voir ce qu'il désire.
-Nous te saluons, quel que soit dorénavant ton Nom. Vaste est notre étonnement, de cette visite après si profond tourment. Pour la vie de notre Fille nous avons craint, et la voilà enfuie comme un triste matin. Dis-nous, ce que ces ténèbres recèlent en leur sein, car de ce chemin, nous ne voyons le destin.
Le Noir sent le poids des quatre regards posés sur lui, dépourvus de malveillance mais emplis de doute, de tristesse aussi. Il songe fugacement à Brume, cet être qu'il connait si peu au fond mais qui pourtant est cher à son coeur, il pense au lion qui accompagnait Shadee et qui portait le nom de Prince, à son loup turbulent, réalise qu'il ne sait pas ce qu'ils sont devenus. Il a passé si peu de temps avec Elle, depuis qu'elle a regagné ce monde de divinités auquel il ne connait rien, qu'il craint d'aborder d'une certaine manière. Il prend une profonde inspiration pour juguler son trouble, se sentant perdre pied dans une danse qui le dépasse, à laquelle il ne sait trop comment se relier. Et les quatre regards le scrutent, sans impatience mais bien présents, demandant une réponse qu'il n'est pas sûr de posséder. Il secoue lentement la tête, et murmure pour lui-même plus que pour eux:
-Je ne sais pas...
Ils ne disent mot.
Il les regarde, l'un après l'autre. Jamais ils ne lui ont paru si vieux, si vulnérables, il a l'impression que dans leur âmes, c'est une part de leur monde qui s'est effacée avec la mort de leur Fille. Son regard se brouille légèrement, deux infimes perles translucides roulent au ralenti sur sa peau sombre. Une légère incrédulité se manifeste dans les quatre paires d'yeux rivés sur lui, ils s'humectent imperceptiblement, comme s'ils osaient à peine exprimer leur désarroi face à lui, n'osaient croire au sien. Dans l'esprit troublé du Noir, une voix tonne, que lui seul entend:
-Souviens-toi qui tu es! Foutu Dragonnet!
Il se crispe un peu puis, sans trop savoir pourquoi, éclate d'un long rire qui résonne dans la vaste nef végétale comme le rugissement d'une cascade trop longtemps contenue. Impulsivement, il s'accroupit devant les quatre anciens, tend ses deux mains bien ouvertes comme une invite à y déposer les leurs. Surpris ils se jettent quelques regards perplexes, puis le Vénérable sourit doucement et pose ses mains dans celles du Dragon et les trois sages l'imitent après un instant d'hésitation. Noir-Feu referme délicatement les doigts sur leurs mains jointes, il leur sourit avec une profonde tendresse, comme un enfant devenu homme peut sourire à ses parents devenus âgés et fragiles.
-Je ne sais pas vers quel destin ce chemin mène, Anciens, je ne souhaite pas le savoir. Je veux vivre chaque pas comme il se présentera, et quand il se présentera. Ce que je sais en revanche, c'est que Shadee n'a pas disparu, et que mon Amour pour elle est plus fort qu'il ne l'a jamais été. Je veux lui offrir un choix. Je ne sais pas ce qu'elle en fera, ou n'en fera pas, cela n'appartient qu'à elle. C'est pour cela que je suis venu vers vous. J'ai besoin de votre aide.
Myssia, celle qui le mit jadis au défi de trouver une unique rose parmi une infinité d'autres, cette rose aujourd'hui fanée, le scrute longuement en silence, puis murmure enfin:
-Il n'est de long chemin sans faux pas. Que veux-tu de nous, toi qui chevauches les orages et les vents depuis tant de saisons que nous pourrions de même te nommer Ancien? Que pouvons-nous que tu ne puisses, Aîné des tiens?
-Trois gouttes d'Essence de ce monde, Mère, et sept rameaux de Kefrial provenant du plus ancien de ces arbres, voilà ma demande.
Les quatre sages se consultent brièvement du regard, le Vénérable hoche imperceptiblement la tête et Myssia répond:
-Nous t'autorisons à prélever cela, mais tu dois les trouver seul.
Noir-Feu incline le visage en signe d'acceptation et de remerciement, il leur sourit une nouvelle fois puis se lève doucement.
-Il fut un temps pas si lointain où cela m'aurait été impossible. Aujourd'hui c'est aussi limpide qu'une aurore de printemps. Je vous remercie, Anciens, nous nous reverrons, que les Éléments vous gardent.
Le coeur léger, il se dirige vers une branche discrète qui jaillit des murs végétaux, et après une brève demande silencieuse adressée à l'Arbre, prélève adroitement sept petits rameaux chargés de Kefrial qu'il emballe soigneusement dans un morceau de soie noire sorti de son sac. D'un pas serein il quitte ensuite le lieu sans se retourner, s'arrête un instant pour prélever quelques gouttes de l'eau du lac au moyen d'une petite fiole et contemple une dernière fois le paysage sublime avant de se téléporter au bord d'un autre lac, celui du Sanctuaire des Dragons.
Noir-feu | 24/10/14 19:36
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Le Seigneur d'Obsidienne, sous sa forme humanoïde, se tient debout sur le bord du monde. Ou du moins le lieu l'évoque't-il, falaise dantesque soumise aux colères océaniques les plus violentes, mille fois brisée, rongée à tel point que sa base n'est qu'un chaos impensable de rocs fracassés, certains de la taille d'une petite forteresse, d'autres à peine plus gros qu'un poing d'enfant. Une houle puissante, que rien n'atténue sur des milliers de lieues, vient ébranler l'instable et colossal empilement, claquant parfois comme un coup de tonnerre alors qu'elle s'engouffre dans la moindre faille pour mieux s'emparer de son lot de rocher et l'entraîner dans les fonds abyssaux. La terre elle-même tremble sous les assauts répétés et, ici et là, quelques éboulements parsèment de leur fracas la symphonie marine. Le vent, ici, ne cesse jamais, il balaye les étendues quasiment désertiques de son souffle salé sans discontinuer, rendant la contrée si inhospitalière qu'aucun être n'a jugé possible de s'y établir, seules quelques ruines envahies d'herbes revêches témoignent d'essais aussi anciens qu'infructueux.
Fouetté par les embruns, Noir-Feu fixe l'horizon d'un regard songeur, les zéphyrs glacés transpercent ses fins vêtements de soie noire et font claquer sa longue chevelure argentée, mais cela n'est pas de nature à le troubler, au contraire. Il apprécie de se trouver ainsi plongé corps et âme au coeur des éléments bruts et sauvages. Serait-il là sans but précis qu'il aurait peut-être revêtu sa forme reptilienne, afin de chevaucher les vents tempétueux en rasant follement les vagues aussi hautes que des tours, mais sa présence à cet endroit précis ne doit rien au hasard. Ce soir, la lune sera pleine, une lune que les astrologues qualifient de noire, et le Dragon connait les mystères profonds et anciens liés à cet endroit désolé. Sans impatience aucune, il attend, laissant ses pensées s'envoler librement, sans chercher à les ordonner ou à les diriger, il profite avec simplicité de ces instants de calme intérieur.
Dans le lac du Sanctuaire, il a versé les trois gouttes en provenance de Myrilla, y a effrité soigneusement le Kefrial sous le regard scrutateur de l'Esprit gardien, sans prononcer une parole. Il est allé ensuite extraire l'objet enfoui dans les feux terrestres de sa forge, et l'a rapidement plongé dans les eaux rafraîchies une première fois, faisant naître un vaste panache de vapeur au dessus de l'onde sacrée. Puis il l'a remis à chauffer, et l'a trempé encore et encore sous la pâle lueur lunaire tandis que l'astre nocturne croissait peu à peu dans les cieux, répétant inlassablement le même rituel sans jamais qu'un son ne franchisse ses lèvres, jusqu'à ce soir si particulier à ses yeux.
Aux confins, semblant jaillir de la courbe infinie de l'océan tumultueux, la lune apparaît enfin. Le Dragon Noir lève les bras aux cieux, puisant dans l'énergie magique de l'instant pour accomplir son dessein. Il murmure une courte litanie en une langue rocailleuse et incompréhensible puis, d'une voix qui tonne comme l'orage, prononce un unique mot de pouvoir qui résonne comme un ordre impitoyable au sein de la tourmente. De l'océan plein de fureur, une épaisse brume se lève, qui monte à l'assaut des falaises pour se répandre trop rapidement pour que ce soit naturel sur les plateaux désolés, et bientôt le Dragon ne distingue plus rien que ces volutes opaques. Il frémit intérieurement, se demandant s'il ne vient pas de commettre une folie qui le mènera tout droit à sa perte, mais il est trop tard pour reculer, il ne le sait que trop bien. Les voiles de brume s'écartent soudain devant lui, révélant un gigantesque visage écailleux d'une laideur repoussante et pourvu de longues dents translucides trop fines qui dépassent de sa gueule abjecte comme des aiguilles maléfiques, parodie d'humain croisé avec quelque horreur marine abyssale. Deux globes luminescents verdâtres du diamètre d'un gros fût se posent sur le Noir, regard d'eau croupie irradiant de mépris et de malveillance. La créature monstrueuse ricane lugubrement, sorte de chuintement flasque évoquant une mastication infernale, puis elle s'avance un peu pour susurrer au Noir:
-Comme c'est gentil de venir me rendre visite, petite chose, je me languissais justement d'un peu de chair humaine...approche, approche donc...
-Tu devras attendre encore un peu, Titan. Trop longtemps tu as contemplé les abysses de ton Tartare si ton regard affaibli voit en moi un humain.
-SSSSCHHHHH...pas humain, hein? Quoi alors? Pas important, je gage que cela se croque pareil...
-Assez, Titan, d'aucuns, mieux pourvus en dents que toi, s'y sont essayé en vain. Préserve donc tes quenottes, et mène-moi sans tarder aux portes closes de votre déchéance!
-Oh ho? Quelle arrogance, petite chose, tu m'amuses, cela est rare. Dis-moi donc qui tu es, que je sache de quelle friandise je vais me délecter?
-C'est peut-être moi qui me délecterais de ta chair, si je ne craignais par trop d'y trouver un goût immonde de vase, Titan. Je vais satisfaire ta curiosité, puisque vraiment je n'ai aucun goût pour les méduses et autres douceurs marines. Je me nomme Noir-Feu, Aîné des Dragons Noirs, Fils d'Orféor, Maître du Feu Sombre et Gardien de la Porte d'Ivoire.
-SSSSCCCHHHHH!!! Ce nom est parvenu jusque dans mes Abysses...plaisant murmure que voilà, en vérité, puisque il est dit de toi que la Mort fut contrainte de te relâcher...cette sale vieille Mort, comme sa déception dut être grande! Ha! Maudits soient les dieux, de nous avoir jetés dans les Abymes des Royaumes du Dessous! Je te mènerai alors, Dragon, jusqu'au rocher des suppliciés, celui-là même où fut enchaîné le brave qui osa défier les dieux pour offrir aux hommes le Feu. Il n'y a pas d'autre chemin, et pour nous comme pour les rares qui ont osé s'y enchaîner, il n'y a pas de chemin du tout. Mais tu le sais sans doute. Que m'offriras-tu, pour prix de mon aide?
-Mène-moi, Titan, et je te fais serment qu'à l'un des tiens j'ouvrirai le passage vers le monde des Dieux. Et si j'échoue, tu pourras toujours déguster mon corps. Un marché équitable, qu'en dis-tu?
-SSSSSCCCCHHHH! Cela me convient. Monte, hâte-toi car dans le clepsydre s'égrènent déjà les ultimes miasmes du temps de ta folie, le dernier chutera lorsque la lune noire s'affaissera à l'horizon.
Le Titan tend une patte odieusement déformée, écailleuse et palmée, sur laquelle Noir-Feu s'empresse de grimper pour rejoindre l'échine du monstre et s'y cramponner fortement. La créature replonge dans les flots sans douceur, les pourfendant de sa masse dantesque à une vitesse impossible pour atteindre à temps le terme de son voyage. L'improbable monture et son cavalier finissent par arriver au pied d'une montagne gigantesque, sombre et fracturée de toutes parts, comme si quelque cataclysme divin l'avait faite chuter d'une hauteur impensable jusqu'à ce lieu déchu entre tous. La créature désigne d'une patte un pan de la montagne où se devine une grande dalle inclinée d'aspect sanguinolent tout en tendant l'autre pour permettre au Noir de descendre à terre:
-Là se trouvent les chaînes infâmes qui lient depuis tant d'éons la faille béante entre les deux mondes, et qui nous maintiennent dans cet abysse de décadence depuis que le Père de tous les dieux, maudit soit-il, l'a close pour régner seul sur toute chose.
-Je te remercie, Titan.
-Tu sais ce qu'il t'en coûterait si tu trahissais ton serment, Dragon. Vas, j'ai hâte que notre marché soit honoré.
Le Noir incline simplement la tête en guise d'acquiescement, puis il gagne la terre ferme et se met à gravir rapidement la montagne légendaire, arrivant bien vite au pied de la dalle indiquée par la créature. Quatre chaînes d'aspect rouillé et antique pendent en son centre, vision qui fait légèrement grimacer Noir-Feu, mais il sait qu'il n'y a plus d'autre issue, l'unique autre manière de gagner le monde des dieux passe par le domaine de la Mort, et c'est un chemin qu'il s'est refusé à emprunter une nouvelle fois. Il grimpe agilement jusqu'aux chaînes scellées dans le rocher et pourvues à leurs extrémités de sortes de bracelets ouverts. Il n'hésite qu'un instant avant de refermer les entraves sur ses chevilles, puis sur ses poignets, la dernière se fermant de façon inquiétante sans son aide alors qu'il se demandait justement comment il allait se débrouiller pour la clore. A peine a-t'il pris place qu'une ombre dégageant une aura effroyable de souffrance le survole, putride vautour infernal prêt à dévorer ses entrailles pour l'éternité.
Noir-feu | 24/10/14 19:37
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Il est dit, dans les archives des mythes oubliés de la Guilde d'Elladyl, qu'aux confins du Tartare se trouvent les quatre leviers de l'huis qui le relient au monde des dieux. Ces quatre leviers auraient la forme de chaines, scellées sur toute leur longueur au sein du roc d'une montagne qui constitue le verrou, elles seraient dirigées deux par deux vers le nord et le sud, jusqu'à leurs attaches aux extrémités respectives des deux battants colossaux refermés sur les Titans lors de leur exil par le Père de tous les dieux. Il est dit également que cet huis se présentait, du temps lointain où il était ouvert, sous la forme d'une faille béante, et qu'une fois qu'il l'eut refermée, il installa dessus son trône, posant ses pieds de part et d'autre afin de s'assurer que personne, jamais, ne puisse la rouvrir contre sa volonté. Selon ces mêmes archives, il aurait scellé cet huis en s'exclamant:
Ne saurait ouvrir ce que j'ai fermé, qu'un Titan aimé d'un Dieu!
Sachant la haine profonde et absolue que les deux partis se vouaient l'un à l'autre, et l'impossibilité pour les uns comme pour les autres d'entrer dans le monde de leurs ennemis puisque ils étaient séparés par l'huis en question, il prenait peu de risques que la faille soit rouverte un jour ou l'autre.
Oui, seulement le Destin avait aussi offert aux vivants le libre arbitre, peut-être parce que cela était bien l'unique divertissement possible d'une entité omnisciente et absolue, rien de plus, au fond, qu'un minuscule recoin d'ombre dans la lumière éclatante de son regard multiversel. Et dans ce tout petit recoin obscur, il s'était trouvé un être improbable et facétieux aux pouvoirs quasiment divins, un Alchégon du nom d'Althar Anthâar, qui un beau jour s'ennuyait ferme sur un monde nommé Daifen. Le bougre avait alors organisé un tournoi au terme duquel ne devait demeurer qu'un combattant, qui recevrait le titre de Titan. Par un incompréhensible hasard, le Dieu de Daifen, un certain Findel, oublia pendant quelques instants de surveiller la fin de la joute. Ce petit grain de sable dans les rouages du Destin fit qu'en lieu et place d'un unique vainqueur, trois Titans furent nommés. Et le hasard toujours taquin voulut que certain Dragon Noir soit l'un d'eux.
En parallèle, toujours sur Daifen, certains sombres événements conduisirent une Elfette malicieuse à renoncer à son corps mortel pour retrouver son essence divine, elle reprit donc sa place de Déesse des Éléments, mais sans cesser pour autant d'arpenter ce monde sur lequel elle avait vécu. Tout ceci n'aurait eu aucune importance si, plaisanterie cosmique s'il en est, cette Elfette devenue Déesse n'avait pas été précisément amoureuse du Dragon Noir devenu Titan. Du moins le Dragon Noir en question, enchaîné à sa montagne, espérait-il de tout coeur qu'elle l'était bel et bien, amoureuse. Parce que s'il s'avérait qu'elle ne l'était pas, il allait passer un sale quart d'heure.
Il rassemble donc ses forces, allant chercher les plus infinitésimales parcelles des énergies diverses et variées qui circulent en lui pour accomplir la tâche qui l'attend. Sur la dalle, son corps irradie littéralement de puissance contenue, s'embrasant comme un météore entrant dans l'atmosphère jusqu'à devenir d'un blanc insoutenable. Dans les airs, le vautour mythique observe la scène, légèrement dubitatif, se demandant s'il y a vraiment un foie dans ce truc blanc qui l'aveugle. Inconscient des questions existentielles de la créature emplumée, le Dragon s'arque boute sur les chaines et tire dans une débauche explosive de force brute en hurlant comme un damné.
La roche autour des quatre maillons se fissure au ralenti, puis éclate dans un grand craquement. L'onde de choc insufflée par la traction se répand au sein de la montagne, ciblée autour des chaines divines qui lentement, très lentement, se dégagent de leur gangue rocheuse. Il tire, mettant dans cet effort la totalité de la puissance physique du Dragon qu'il est, y mettant toute son âme, toute sa volonté. Arrive un instant insupportable où il se demande si cela va suffire. Il sent son corps arriver inéluctablement au point de rupture. Il hurle de plus belle, faisant appel à la rage atavique qui toujours couve chez les cracheurs de feu, consumant à une vitesse folle ses ultimes ressources.
Dans un fracas de fin du monde, la montagne se fend brutalement. Venant de très loin, un grand cri de surprise divin retentit. Un Père des Dieux effaré bondit avec un manque de grâce atterrant de son trône pour ne pas être englouti par la faille qui s'ouvre subitement sous ses pieds. Quatre chaines cèdent, un Dragon à forme plus ou moins humaine, fumant et pantelant, tombe contre toute logique dans la faille qui s'est ouverte sous lui. Se ramasse comme un sac de pommes de terres sur ce qui semble être un immense globe maintenant largement fendu, juste aux pieds du Père des Dieux abasourdi. Remarque d'un ton tout à fait adapté à une quelconque conversation mondaine:
-Ahem, désolé, je ne voyais pas ça ainsi, vous pourriez refermer la porte, s'il vous plait?
Le Destin le fixe de son regard aveugle comme s'il ne comprenait pas. Le Dragon poursuit:
-Rapport aux Titans et tout ça...il vaudrait vraiment mieux refermer, non?
-Ah..euh...oui.
Et le Père des Dieux referme la porte d'un geste totalement machinal, sans prendre la peine cette fois de s'exclamer. Quelques instants passent, longs, très longs, où le Destin contemple d'un air désolé le désordre qui règne dans son sanctuaire. Il replace son trône avec toute la dignité dont il est capable, s'époussète un peu. Le Noir en profite pour se relever, les membres tremblants de l'effort qu'il vient de fournir, réalise très lentement où il se trouve et ce qu'il vient de faire. Il se dandine d'un pied sur l'autre, atrocement mal à l'aise. Le Dieu reprend place sur son trône en soupirant, se ressaisissant enfin. Il darde ses prunelles aveugles sur le visiteur incongru, qui voudrait soudain être à de très, très nombreux mondes d'ici.
-Noir-Feu...
-Euh...oui...navré du dérangement...le mode d'emploi n'était pas très explicite...
-Qu'as-tu promis aux Titans pour qu'ils te laissent passer?
-Eh bien...je leur ai promis que j'ouvrirais ce passage à l'un d'eux...et comme j'ai été sacré Titan sur Titanodhil...et que...enfin que je suis là...c'est fait.
Le Père des dieux hausse un sourcil broussailleux sous sa couronne d'étoiles. Est-il amusé? En colère? Pire? Le Dragon est bien en peine de le déterminer.
-Tu sais que ce monde Sacré est interdit aux mortels?
-Hum...oui...mais Tantin...je veux dire la Mort et moi on a une sorte d'accord, elle me laisse ressortir de chez elle...elle en avait marre que je mette ses enfers sens dessus-dessous, à vrai dire...
Les augustes sourcils se froncent, le regard aveugle du Dieu se fait pesant comme un monde, perçant comme la pointe d'une flèche divine, mais sa voix semble pensive qu'il demande:
-Il y a des nuits où je me demande vraiment si j'ai bien fait de vous laisser le libre arbitre... Enfin, puisque tu es là, que veux-tu?
-Ne le savez-vous donc pas? Vous qui avez tissé tous les destins?
Le Destin tend son sceptre pour désigner au Dragon une direction, le décor change subtilement, et le Dragon aperçoit ce qui lui était caché jusqu'à cet instant: un feu immatériel aux teintes indéfinissables qui brûle non loin, d'une pureté et d'une intensité sans égales, puis une sorte de petit autel sur lequel se trouvent un ciseau d'or et un maillet de platine. Derrière l'autel se tient une haute forme vêtue de nuit, altière et incernable, qui lève lentement une main ouverte pour en dévoiler le contenu au Dragon subjugué, qui frémit de tout son être en apercevant au creux de la paume offerte une petite tablette d'ombres chatoyantes. Le Destin demande doucement:
-Sais-tu ce que c'est, Noir-Feu?
Le Dragon déglutit péniblement, son corps est pris d'un imperceptible tremblement, ses pensées s'affolent dans le creuset de son esprit.
-Je...oui...la Flamme Éternelle...les outils du Destin, vos outils...et Nocte, La Nuit, la seule sur laquelle vous n'avez vraiment pouvoir...elle tient...la tablette de ma destinée...
Il tourne son regard incrédule pour le poser sur le Dieu, fixant en silence les prunelles aveugles du Destin un long moment avant que ce dernier ne murmure avec une impalpable curiosité:
-Comprends-tu ce que cela signifie?
-Oui...
-Alors continue ton chemin, Dragon.
Noir-feu | 24/10/14 19:38
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Le Dragon s'approche de Nocte, inclinant la tête pour la saluer avec un profond respect. Au creux de la main d'obscurité tendue, il prend la tablette de son destin, et la précipite dans les flammes. Une gerbe d'étincelles étoilées jaillit du feu sacré et s'élève dans le monde divin. Au terme d'arabesques folles, elles paraissent rejoindre la couronne du Père des dieux, peut-il en être autrement?
Sous l'attention curieuse de la Nuit, Noir-Feu plonge la main dans son sac, et en sort une tablette diamantine au milieu de laquelle se devine une discrète ligne qui la sépare en deux parts égales. Il la pose sur l'autel, puis saisit fermement le ciseau et le maillet.
Nous y voilà...l'instant de tous les instants, celui auquel toute mon existence a conspiré, auquel toutes mes Danses ont mené...Pères, Mères, Puissances, guidez ma main et mon âme...
Il respire amplement à plusieurs reprises, cherchant au fond de lui-même le lac du silence, ce lieu intérieur de calme absolu, de parfaite sérénité. Il visualise le geste qu'il doit accomplir, l'épure de tout l'inutile qui souvent accompagne chaque mouvement pour en faire une apothéose de ces Arts martiaux Dragonniques auxquels il s'entraîne depuis tant de siècles. Lentement, tâche des plus ardues, il évacue de son esprit toute pensée parasite, concentre tout ce qu'il a été, est et sera, dans une unique intention.
Le geste est si vif qu'il échappe à l'oeil, d'une simplicité déroutante dans son absolue complexité. Le ciseau frôle sans heurt la tablette qu'il a créée, issue de tout son savoir il y a mis l'entier de son pouvoir, de cette magie qui coule en ses veines de chevaucheur d'orages. Mais tout cela n'est rien, n'a aucune importance. Nul savoir, nul pouvoir si vastes soient-ils n'a la moindre signification en cet instant. Ils n'ont servi qu'à préciser en lui-même l'essentiel, à lui permettre d'alchimiser dans le creuset de son âme tous ses doutes, ses craintes, ses certitudes, pour n'en conserver que la Trame Primordiale, la seule qui importe.
Sur la tablette il a gravé deux cercles parfaits qui se frôlent en un unique point de tangence situé sur la ligne de démarcation, deux cercles entiers et indépendants qui, ensemble, forment le symbole de l'infini. Lentement, en état second, le Dragon repose le maillet et le ciseau sur l'autel, puis il se retourne vers le Destin et lui tend la tablette. Le Père des Dieux la prend, la contemple longuement tandis qu'une boule d'anxiété effroyable se noue dans le ventre de Noir-Feu. Enfin le Dieu aveugle se lève de son trône pour s'approcher du Feu Premier et, sans la lâcher, y plonge la création du Dragon Noir. Lorsque il retire la main du brasier, la tablette semble littéralement avoir pris vie, brillant d'un éclat féerique chatoyant comme la surface d'un lac sous les rais d'un soleil rasant. L'artefact paraît liquide, bien qu'il conserve sa forme initiale, et sans qu'il y ait la moindre notion de brisure, il se sépare en deux parts absolument identiques et pourtant différentes, duale dans son unité, unie dans sa dualité. Le cercle est complet, le Destin se remet en marche, reprend place sur son trône d'éternité. D'un geste empreint de noblesse, il tend les deux tablettes au Dragon qui les prend en s'inclinant respectueusement. Le Père des Dieux désigne l'urne du menton d'un air interrogatif, cette urne toujours à portée de sa main, cette urne que nul mortel ne peut contempler, ni même appréhender. Le Noir sourit doucement, secouant lentement la tête de droite à gauche.
-Ce choix ne m'appartient pas. C'est pour l'offrir que j'ai mené cette Danse.
Le Destin ne cache pas sa surprise. Il acquiesce pourtant du chef, et de son sceptre désigne un sablier de cristal que le Dragon n'avait pas discerné jusqu'à cet instant. De sa partie supérieure s'écoulent les ultimes poussières d'or qui le remplissent, le dernier grain glisse inéluctablement, se dépose en douceur à la pointe de la pyramide inférieure. D'une pichenette, le Père des dieux retourne le sablier, puis il désigne au Dragon une porte de bois clair sur laquelle est gravé un symbole que le Noir connait fort bien: un Hyël.
-Alors que la partie commence, mon jeune ami.
Et les lèvres du Destin forment un imperceptible sourire de joie enfantine alors que Noir-Feu s'y dirige et la franchit.
Edité par Noir-feu le 24/10/14 à 19:50