Forum - Le voile déchiré
Index des forums > Rôle Play > Le voile déchiré
Ombre-lune | 10/06/13 03:00
Cela faisait des heures que le Chevaucheur d'orages pourfendait les cieux obscurcis de son vol dépourvu de but. Il se contentait de suivre les courants aériens, se laissant porter sans prêter véritablement attention aux paysages qui défilaient à toute allure, succession de terres et de mers auxquelles il aurait été bien incapable de donner un nom. Par delà l'horizon rendu courbe par l'altitude, un astre se moquait bien des états d'âme des vivants comme des non-morts, et poursuivait lui aussi sa course aux relents d'éternité. Son apparition dans le champ de vision du Dragon Noir fut comme un long doigt d'argent qui vint se refléter sur les sombres écailles de jais, et tout perdu dans ses pensées qu'il fut, le cracheur de feu ne put que remarquer la pleine lune argentée faisant scintiller les eaux sous ses ailes.
Bien malgré lui, des souvenirs ancestraux jaillirent de son esprit pour venir danser une sarabande qui remplaça miséricordieusement les sombres songes qui le hantaient. La lune, elle avait toujours eu une signification profonde pour les Noirs, et l'Aîné savait que cela n'était pas que superstition. A plusieurs reprises au cours de ses existences, son destin avait été profondément influencé et marqué par cet astre, et plus précisément lorsque cet astre avait revêtu une rare livrée d'argent. C'était le signe d'un profond changement, mais le Dragon savait aussi qu'il était impossible de prévoir dans quel sens il aurait lieu, de quelle nature même il serait. Peu importait ce qu'il pensait, ce qu'il souhaitait, la Trame fondamentale était inéluctable et il aurait été fou de s'y opposer, ou de l'ignorer. Par une étrange magie, l'astre nocturne éclaira à cet instant un très lointain massif montagneux, et dans ces montagnes, un pic gigantesque se para d'une aura d'un blanc à la pureté éclatante, et le Dragon qui était pourtant capable de soutenir la vision directe du soleil à son zénith fut forcé de détourner le regard pour ne pas être aveuglé. Il n'avait pas besoin de la voir pour savoir comment se nommait cette montagne et ce qu'elle représentait pour sa lignée, sa forme, son emplacement même, était inscrits en lui si profondément qu'il aurait été capable de la retrouver les yeux bandés depuis n'importe quel endroit de ce monde. Et si ce signe se manifestait aussi puissamment, il n'y avait plus place pour l'hésitation, il se devait d'y répondre avec la plus extrême diligence. Cette nécessité était gravée en lui plus fortement encore, si tant est que ce fut possible, que sa propre nature, aussi ne perdit-il pas un instant et se dirigea-t'il vivement vers son destin.
Une soudaine bourrasque le contraignit à se poser sur le versant nord de la colossale masse rocheuse. Bien sûr, sa science du vol et sa force dragonnique lui auraient permis de surmonter l'obstacle, mais il savait que cela ne servirait à rien. Il était des puissances contre lesquelles lutter n'avait aucun sens, et ce qui demeurait au coeur de ces lieux sacrés en faisait partie. Aussi, plus intrigué que contrarié, il atterrit en douceur sur la pente légèrement enneigée et examina les alentours. Non loin, une frêle silhouette humaine semblait attendre, immobile dans la nuit glaciale, vêtue d'une simple tunique de laine. Le Dragon connaissait cet être, un vieil ermite qui demeurait en ces contrées désolées pour des raisons qui lui échappaient en partie, il s'approcha donc pour le saluer gravement, manifestant un respect qu'il ne témoignait plus que fort rarement tant les êtres en général lui inspiraient dégoût et colère.
-Je te salue, vieil homme, la lune et les vents m'ont conduit à toi, comme tu sembles le savoir déjà.
-Aîné, que ton feu jamais ne tarisse. Je suis heureux que tu te sois souvenu des signes. Consens je t'en prie à prendre l'apparence qui me permettra de t'offrir une tasse de thé, nous avons à parler.
Sans attendre de réponse, le vieil homme fit demi-tour et se dirigea vers la discrète cahute qui masquait l'entrée de la cavité peu profonde qui lui servait de refuge. Le Dragon se métamorphosa silencieusement en humanoïde et lui emboita le pas, se retrouvant peu après installé confortablement sur une banquette de pierre taillée à même la montagne et recouverte de quelques couvertures. Dans l'âtre, un feu ronflait et dispensait une maigre chaleur, la petite marmite de fonte noircie par des années d'usage quotidien qui pendait au-dessus faisait flotter dans l'air une légère odeur d'herbes aromatiques et fumait allégrement. Sans un mot, le vieillard y puisa deux louches pour remplir de simples gobelets de terre cuite et en tendit un à son visiteur. Ils burent en silence, s'observant comme deux vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis longtemps. C'était une étrange impression pour le Dragon, il ne parvenait pas à se souvenir quand il avait partagé de semblables instants avec quelqu'un, ayant la plupart du temps maintenu une distance implacable avec les vivants. Ses rares véritables amis avaient disparus depuis tant de lunes que c'est à peine s'il parvenait à se remémorer leurs traits et cela avait quelque chose de dérangeant. Enfin, l'ermite reposa son gobelet en souriant imperceptiblement.
-Les choses les plus simples sont souvent les plus profondes. Je t'offre une tasse de thé et te voilà face à toi-même. Je me trompe?
-Non. Mais c'est une vision que je n'aime guère.
-Ah? Cela m'attriste, Dragon. Ton Père non plus ne s'aimait pas, il ne s'est jamais accepté. C'était une Puissance, un Immortel, et pourtant il n'est plus. Alors que moi, faible et imparfait vieillard, je cueille toujours les herbes de la montagne sacrée de votre peuple.
-Ne me compare pas à mon Père, vieil homme.
-Il y a une différence? Même éternelle insatisfaction, même colère à fleur de peau, mêmes ombres, mêmes réactions.
-Le monde n'a pas changé. Ou plutôt, il est devenu pire.
-Oh. Je suis un vieux naïf, Seigneur des Noirs, les vents me racontaient que tu avais une épouse merveilleuse, deux enfants en pleine santé, des compagnons, que tu étais à l'abri du besoin et que tout le savoir du monde t'était accessible si tu voulais le quérir. Je pensais, idiotement sans doute, que tous ces bienfaits te rendaient heureux, et je remerciais les forces pour cela. Comme quoi...un autre thé?
Le Dragon acquiesça machinalement, dissimulant le trouble que les paroles de l'ermite semaient en lui derrière un masque figé. Lorsque le gobelet fumant lui fut remis, il murmura pensivement, une rage profonde perceptible dans son souffle:
-Je n'arrive pas à le supporter...voir ce monde agoniser parce que quelques fous le sapent aveuglément, ils le tuent un peu chaque fois qu'ils ouvrent la bouche, complètement aveuglés par le carcan social qui les a moulés dans le but unique d'amasser plus de richesses, plus de pouvoir...ils ne respectent plus rien, ni l'histoire, ni leurs semblables, encore moins la terre ou les animaux, ils trahissent, manipulent, mentent, massacrent tout pour leur petit confort, sans même l'ébauche d'une réflexion personnelle, sans même songer une seconde qu'ils se préparent leur propre perte. Je ne supporte pas la bêtise, vieil homme, elle fait monter en moi une colère impensable, je rêve de pouvoir les anéantir, je rêve de les massacrer jusqu'au dernier pour donner une chance aux autres...et pourtant je sais que ce n'est pas une solution, je sais qu'en pensant cela je deviens pire qu'eux, seulement je ne vois aucune issue, aucune voie, et cela me rend malade de colère de ne rien pouvoir faire...
-Alors tu préfères partir?
-Oui.
-Tu crois que c'est mieux ailleurs?
-Non. Tous les mondes sont souillés pareillement. Mais quel autre choix, pour ne pas sombrer? La nouveauté permet de supporter un moment, on ne voit pas les défauts, au début.
-L'ignorance et l'aveuglement seraient donc un bienfait?
-Tu es dur, vieil homme.
-La vie n'est pas tendre, Dragon. Tu devrais le savoir, toi qui l'a rejetée. Peut-être que je devrais remplacer Dragon par Vampire?
-Tu ne comprends pas...
-Je ne le prétends pas. J'observe, et je vois un Vampire, ou un Dragon, comme tu voudras, qui s'apprête à sombrer dans le néant. Puis-je être franc?
-Ce n'était pas le cas jusqu'à maintenant?
-En partie. Seulement, vois-tu, j'aime la vie, moi, et je ne tiens pas tellement à l'achever immédiatement. Je sens en toi une telle colère que tu serais bien capable de me transformer en un petit tas de cendres froides, alors je préfère omettre quelques mots si tu ne te sens pas capable de te contrôler...
-Tu m'insultes...
-Tu vois, mes craintes sont fondées, Seigneur des Noirs...
-Mmm. Pardonne-moi, je te prie. Je t'écoute.
-Bien. Si tu as besoin de cracher ta hargne, vas me couper du bois, cette tâche me devient pénible avec l'âge. J'ai ta parole?
-Tu l'as.
-Et je dois te croire?
-Tu m'ins...hum, pourquoi ne me croirais-tu pas?
-Oh, par exemple, parce que tu l'as donnée aussi aux éléments, et à ton épouse, et que malgré cela tu t'apprêtes à l'abandonner, à abandonner tes enfants, tes amis, la Voie de tes Ancêtres elle-même?
-D'accord. Je vais aller couper ton bois...
Un peu plus tard, quelques stères de bois soigneusement empilés dans la petite remise attenant à la cahute, le Dragon reprit place et fixa d'un air plus serein l'ermite:
-Tu devrais en avoir assez pour cet hiver et le suivant...
-Merci, voilà qui me réchauffe le coeur.
-Maintenant, je t'écoute. Calmement.
Le vieillard sourit avec une malice bienveillante et désigna la direction du sommet de la montagne d'un geste tranquille:
-Ce que je devais te dire, tu l'as entendu. Vas, ils t'attendent.
-Ils?!?
-Oui, ils. Mais il ne m'appartient pas de révéler davantage. Eux le feront, si tu en as le courage.
-Bon...eh bien, merci pour le thé...
-Je t'en prie, cela m'a fait plaisir d'avoir un peu de visite. A bientôt, Seigneur des Noirs, ici ou ailleurs.
-Ici ou ailleurs...oui...oui, sans doute. Au revoir donc, que les Eléments te gardent d'ici là.
L'esprit en ébullition, le Dragon se remit en route, gravissant d'un pas rapide le vague sentier qui menait à l'une des trois faces du Sanctuaire des Noirs.
Edité par Ombre-lune le 10/06/13 à 11:41
Shadee | 10/06/13 19:50
( ce n'est pas très original: bravo
)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
~°~ La plume plus forte que l'épée ~°~
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Ombre-lune | 11/06/13 01:28
Le lac qui occupait le fond du cratère antique scintillait de mille feux, reflets innombrables et insondables des cieux infinis. De tous les lieux, celui-ci était le plus sacré pour les Dragons, le plus inviolable, aussi. Le chemin qui y menait empruntait des voies qui auraient conduit à la folie celui qui n'y était pas invité, seule une connaissance approfondie des Voies d'Elladyl pouvait en partie protéger celui qui s'aventurait au coeur de la montagne. Et ceux qui avaient accès à ce savoir avaient pour la plupart disparu depuis fort longtemps. Pour ce que le Dragon en savait, il devait être le dernier, mais si cela n'avait pas été le cas, il ne se serait pas trop inquiété car même alors, l'esprit des Dragons veillait. Le lieu réveilla en lui des souvenirs pas si lointains, mais le temps n'était pas aux rêveries aussi chassa-t'il avec peine les images de celle qui s'apprêtait alors à devenir son épouse en train de s'engager dans les eaux glaciales. Lorsque enfin il y parvint, il réalisa avec stupeur que trois regards l'observaient. La vue de l'un d'eux le figea sur place et il ne put que bégayer:
-Que...comment?!
Plus mince que dans son souvenir, mais aussi irradiant d'une aura plus sauvage qu'il n'en n'avait jamais eue de son vivant, celui qui avait été son Père se leva du siège de pierre antédiluvien qu'il occupait, dardant une attention si intense sur Ombre-Lune que ce dernier recula d'un pas. L'entité qui avait été Noir-Feu désigna lentement l'esprit bleuté qui dominait le lac de toute sa taille Dragonnique.
-Il sait tout ce qui nous concerne. Et ce savoir ne lui a pas plu.
-Je...
-Assez. Tu la boucles et tu m'écoutes, nous avons peu de temps.
Telle était la puissance qui émanait de la voix du Seigneur d'Obsidienne qu'Ombre-Lune baissa les yeux en signe d'acquiescement.
-Nous avons tracé notre Voie sur des millénaires, chacun de nous allant plus loin que n'avait pu le faire son prédécesseur parce qu'il pouvait s'appuyer sur l'expérience de ses ancêtres. Afin que cette expérience soit transmise intégralement, nous avons sacrifié une part de nous-même, et accepté une forme de domination de la part de trois entités.
-Les Trois Noires...murmura Ombre-Lune.
-Précisément. C'était le seul moyen à notre disposition, infiniment dangereux et destructeur, nous savions que tôt ou tard elles nous corrompraient et finiraient par nous détruire.
L'entité désigna la troisième présence, à peine une ombre dans la nuit, qui se leva à son tour et prit brièvement une consistance plus dense afin d'être mieux perçue. De plus haute taille encore que son père, elle dégageait quelque chose de si sauvagement inflexible et imprévisible, témoignait d'un être si totalement enraciné dans le Chaos primordial, qu'Ombre-Lune frémit malgré lui.
-Je te présente une part de toi, Orféor Le Noir, Premier de notre Lignage, ton grand père, en quelque sorte.
-Oui je...
-Suffit. Nous n'avons plus que quelques minutes devant nous, gronda le spectre d'Orféor. Le moment est arrivé, les Trois Noires ont profité de ta mutation en Vampire pour étendre leur pouvoir sur toi. Notre Lignée est sur le point de disparaître définitivement.
-Mais non, j'ai...
-Deux dragonnets en bas âge qui n'ont encore aucun de nos souvenirs et une nièce qui ne sera jamais l'Aîné, c'est une Dragonne, leur voie est autre comme ton coureur de jupons de père te l'a déjà expliqué j'espère.
-Oui, il...
-...t'a dit de la boucler, foutu Dragonnet. Juste là, tu as deux options, pas une de plus. La première, tu continues à jacasser et tu ne seras bientôt plus qu'un bout de barbaque pas fraîche totalement sous la domination des Trois Noires. Une espèce de goule débile si l'image te percute mieux. La deuxième, tu clos le déversoir à gamineries qui te sert de clapet, tu m'écoutes et tu te comportes enfin comme mon digne héritier. Je te préviens que tu vas déguster comme jamais si tu décides de poursuivre la Voie Noire, mais au moins tu auras vécu quelques minutes comme un vrai Dragon Noir. Alors tu choisis, mais tu choisis vite.
Les trois entités fixèrent Ombre-Lune de leurs regards impénétrables, attendant dans une atmosphère pesante le choix qui scellerait la fin des Noirs, ou une improbable continuation. Au bord de la panique, celui qui était devenu l'Aîné de son temps scruta brièvement chacune des trois Puissances, un effroyable conflit intérieur semblant vouloir réduire sa cervelle en bouillie. Comme par mégarde, l'esprit gardien du lac ouvrit la patte avant droite, laissant entrevoir une minuscule sculpture de bois semblant si vulnérable qu'elle parut à Ombre-Lune sur le point de se réduire en poussière sous ses yeux. Durant un temps infiniment bref mais qui lui sembla durer des heures, il fut happé par cette vision et plus rien d'autre n'exista. Les souvenirs liés à ce simple petit objet étaient si nombreux, si forts et purs que son coeur inerte en hoqueta dans sa poitrine, et si il avait été seul, sans doute aurait-il éclaté en misérables sanglots devant ce qu'il était advenu de tout cela. Mais il demeurait une bribe de fierté en lui, et se laisser aller ainsi à telle faiblesse devant les trois forces réunies lui était intolérable. Entre ses dents serrées à en éclater, il se borna à murmurer pour lui-même:
-Shadee...
Lentement, il refit face à ses ancêtres et soutint leurs regards. Il lui fallut quelques instants pour se résoudre à accepter la puissance de ses sentiments et le poids de ses errances puis, d'une voix qui ne tremblait pas, il leur répondit:
-Je n'ai pas été digne d'elle. Ni de vous. J'ai oublié mon Nom et souillé notre Lignée. Mais s'il y a une manière, même improbable, de me relever, alors montrez-moi la Voie, Pères.
Edité par Ombre-lune le 11/06/13 à 01:29
Ombre-lune | 13/06/13 13:21
Sans un mot, ils étaient redescendus du lac sacré, s'étaient rendus au coeur de la montagne, dans la vaste nef souterraine qui contenait le monolithe d'obsidienne dans lequel se trouvait inscrit tout le savoir, toute l'histoire des Noirs. D'un geste sans appel, le spectre d'Orféor avait signifié à Ombre-Lune de se dévêtir et de s'allonger sur la pierre brûlante. Dès qu'il eut obtempéré, le premier des Noirs commença à murmurer une lente et sépulcrale litanie, dont l'effet le plus visible avait été de plonger la salle dans une obscurité absolue. Ceci fait, il murmura d'une voix dépourvue de la moindre intonation:
-Héritier de mon sang, tu vas connaître des souffrances inimaginables, des souffrances qu'aucun mortel ne pourrait tolérer. Nous allons extirper de toi les Trois Noires, et tenter de les briser. Tu dois savoir qu'elles ne se laisseront pas faire, et qu'elles sont puissantes, assez pour nous avoir tenu tête durant sept millénaires. Elles tenteront de te tromper, te submergeront d'illusions, te montreront des voies faciles et te gorgeront de pouvoir afin que tu puisses échapper à l'emprise que nous aurons établi sur ton esprit. Cède ne serait-ce qu'une fraction de seconde à ces leurres et tout aura été vain. Ton Père et moi ne sommes plus que des esprits, nous n'avons pas la force de lutter physiquement contre elles, surtout si elles utilisent ton corps pour nous contrer. Aussi, si tu bouges de ce roc, si tu fais mine de te lever, nous te réduirons instantanément en un amas de charpie que ta propre mère serait incapable d'identifier. Comprends-moi bien, nous ne pouvons permettre que les Trois Noires se libèrent, aussi ni ton Père ni moi n'aurons la moindre hésitation.
Ombre-Lune possédait une vision nocturne acérée, mais comme il n'y avait strictement aucune source de lumière, si faible fut-elle, dans la salle, il n'y voyait pas plus que n'importe quel humain. Des siècles d'entraînement lui avaient permis de développer à l'extrême ses autres sens, et si ses yeux ne lui étaient d'aucune utilité, son ouïe et les infimes différences de pression de l'air sur sa peau lui révélèrent qu'Orféor s'écartait pour laisser place à son Père, qui prit la parole à son tour.
-Nous ignorons tout de ce qui va se produire, Fils. Nous savons que les Trois Noires useront de toute leur malice et de tout leur pouvoir pour se préserver, et cela signifie qu'il n'est pas certain que nous parvenions à les vaincre, ni "physiquement" ni "spirituellement". Nous savons aussi que toi seul pourras briser le lien qui te relie à elles, nous ne pouvons que tenter de t'amener en un temps et en un lieu où ce sera possible, si tu parviens à demeurer conscient jusque là. Je t'ai forgé durement, assez j'espère pour te donner une petite, toute petite chance de survie dans l'épreuve qui t'attend. Je sais que le doute ronge ton âme, je sais que tu as perdu le fil de ton existence et que le moment est mal choisi pour affronter les trois pires entités que les Noirs aient jamais connu, mais nous n'en aurons jamais d'autre. Maintenant, trêve de bavardage, es-tu prêt?
Prêt? Par les puissances, peut-on être prêt à surmonter une pareille folie? Alors que j'ai échoué à rester moi-même dans des circonstances mille fois plus favorables? Alors que j'ai échoué à simplement préserver les acquis de mes ancêtres? J'ai envie de vous hurler que non, bien sûr que non que je ne suis pas prêt! J'ai souhaité en finir, j'ai voulu sombrer dans un oubli bienfaisant afin que la souffrance due à ces échecs s'estompe, et vous me demandez, Pères, si je suis prêt à endurer une douleur infiniment plus grande? Êtes-vous aveugles, ou pire, fous? Ne voyez-vous donc pas que vous nous précipitez tous vers notre perte définitive?! Pourtant...pourtant il y a une chance infinitésimale pour que l'unique fil qui m'a maintenu jusque là soit assez solide...peut-être que si j'occulte tout le reste...
-Non, mais essayons quand même...
-Alors invoque-les, serre les dents et montre-nous ce que tu as dans le ventre!
J'eus à peine besoin de les évoquer qu'elles se manifestèrent, bien plus rapidement que d'habitude, trop rapidement. Elles savaient ce qui se tramaient ces trois saletés. Je m'en étais douté mais ça ne m'empêcha pas de sentir une effroyable vague de panique me submerger. Tout aurait pu se terminer à cet instant si mon Père n'avait eu des réflexes proprement inhumains. Elles n'avaient pas encore fini de prendre consistance qu'il déchaîna toute la puissance de son esprit pour les ralentir, tissant une sorte de prison de trames autour d'elles avec une rapidité qui me laissa pantois. Je réalisais à cet instant comment il avait pu survivre à Num la Pétrifiée, mais aussi que cette fois, ce ne serait pas suffisant. Une nouvelle vague d'anxiété déferla, renforçant le pouvoir des Trois Noires sans que j'en aie vraiment conscience, tout juste le percevais-je indistinctement, par une sorte d'instinct inexplicable. A l'instant où elles furent sur le point de briser les chaînes avec lesquelles mon Père tentait de les brider, Orféor entra dans la Danse, et je songeais stupidement que s'il fallait disparaître maintenant, j'aurais au moins eu le privilège de voir ça.
L'esprit retors du vieux Noir ouvrit simultanément une bonne douzaine de portes inter-dimensionnelles autour de nous, créant un véritable chaos de forces issues d'autant de mondes qui se percutèrent avec une violence cataclysmique. J'eus juste le loisir de me demander depuis combien de temps il avait prévu ce coup là, puis une sorte de vortex indescriptible tourbillonnant follement se créa autour de nous, ce qui perturba suffisamment les Trois Noires pour qu'elles relâchent légèrement la pression qu'elles exerçaient sur la prison en création dans laquelle mon Père tentait de les enfermer. Il réagit une fois encore avec une vivacité démente, utilisant l'infime fraction de seconde allouée pour sceller son oeuvre qui aussitôt se contracta comme un filet que l'on resserrerait brutalement sur une proie. Si jusqu'à cet instant j'avais assisté à la scène avec un étrange détachement, le déferlement de haine qui jaillit des Trois Noires quand elles réalisèrent qu'elles venaient de se faire berner me plongea dans un abysse de souffrance mentale. Je les sentis puiser en moi tout ce qu'il y avait de colère pour la déchaîner sur les deux esprits Dragonniques de mes ancêtres, et de la colère j'en abritais plus qu'un peu. J'eus l'impression qu'on m'arrachait des morceaux de cervelle du crâne, broyant indifféremment os et muscles pour les extraire. Les esprits d'Orféor et de Noir-Feu vacillèrent sous le choc astral, et je vis venir avec un effroi assez dense pour former une brume de matière sanglante la seconde où tous deux se briseraient comme fétus de paille. C'est l'instant que choisit l'Esprit des Dragons pour intervenir. Il se révéla subitement dans toute sa gloire, silhouette vaporeuse mais éclatante d'un blanc légèrement bleuté évoquant la couleur de la foudre, qui illumina la salle comme si dix soleils venaient de s'y allumer. Il opposa au raz de marée haineux un amour infini, celui de tous les Dragons ayant jamais été reliés à lui, et les deux forces s'annihilèrent en une brutale floraison cosmique évoquant l'explosion d'une étoile. Des tréfonds de ma douleur, une bribe d'admiration devant ce spectacle parvint à se frayer un passage jusqu'à ma conscience, et je sentis instinctivement que c'était à mon tour d'entrer dans la valse, bien que n'ayant pas la moindre idée du comment.
Edité par Ombre-lune le 13/06/13 à 13:22
Ombre-lune | 13/06/13 13:23
Je ne sais combien de temps dura mon hésitation, mon esprit examinant follement la situation pour tenter d'y trouver une solution. Chaque ébauche d'idée semblait s'abîmer dans la défaite avant même d'avoir été mise en oeuvre, chacune plus insensée que la précédente. Peu à peu, la conviction qu'il n'y avait en réalité aucune voie permettant de se délier des Trois Noires s'enracina en moi. Mes Pères s'étaient trompés, l'unique route consistait à accepter la domination somme toute profitable des entités machiavéliques. Je réalisais que je ne savais même pas quand et comment elles avaient été liées à nous, mais il me semblait évident que depuis cet instant inconnu, elles avaient notablement contribué à l'accroissement de notre pouvoir, c'était folie que de vouloir les renier après ce qu'elles avaient fait pour nous, pour notre lignée. J'étais sur le point d'en aviser les deux esprits de mes ancêtres qui se démenaient pour les contenir, et qui insensiblement épuisaient leurs forces et se précipitaient vers leur anéantissement. Je les voyais faiblir seconde après seconde et je savais qu'ils ne tiendraient plus que quelques brefs instants, mais cela même me semblait faire partie de l'ordre des choses. Après tout, ne pouvaient-ils nous ficher la paix, ces deux anciens qui auraient dû avoir disparu totalement et définitivement depuis belle lurette? J'étais capable de me débrouiller tout seul, n'avais-je pas été intronisé Seigneur des Noirs? N'étais-je pas, comme mon Père l'avait admis, plus puissant et plus sage qu'eux ne l'avaient jamais été? Je songeais qu'en fait, ils n'avaient pas accepté leur fin, et que telles des âmes en peine ils revenaient me hanter de leurs propres faiblesses, incapables de rejoindre le Grand OEil Vert parce que leurs vies avaient été des échecs cuisants, parce qu'ils avaient refusé une totale symbiose avec la source même de leur pouvoir: les Trois Noires.
Alors que ces pensées fusaient comme des météores enflammés en mon esprit, la douleur reflua, me confortant dans ces réflexions et me montrant sans plus de doute possible que j'avais raison, que la Voie Noire elle-même était en réalité issue du pouvoir des trois entités que nous avions assimilées jadis. Et ces deux fous voulaient nous priver de cette aide cruciale? Ne pouvaient-ils donc comprendre que cela allait nous affaiblir de manière si conséquente que nous ne serions plus, détachés d'elles, que de vulgaires lézards cracheurs de feu comme il en avait existé tant au cours des âges? C'en serait fini de notre règne, nous redeviendrions mortels, incapables de nous déplacer dans les trames, incapables de la moindre magie un tant soit peu efficace, réduits à nous cacher pour tenter de survivre dans un monde qui ne voulait plus de nous, antiquités désuètes enracinées dans un passé échu et déchu. Cela ne pouvait être. Cela ne devait être. La souffrance m'avait déserté, maintenant, et des visions d'avenirs glorieux défilaient devant mes yeux grands ouverts, des avenirs dans lesquels les Trois Noires tenaient le rôle principal, bien que toujours en arrière plan car je savais qu'elles ne tenaient pas à être mises sur le devant de la scène. Une étrange relation mentale s'établit entre elles et moi, et pour la première fois de mon existence je réalisais qu'elles étaient véritablement conscientes, qu'elles avaient une personnalité et des desseins qui leur étaient propres. Elles murmuraient dans mon esprit, et je me maudis d'avoir été sourd à leurs sages paroles jusqu'à ce jour, aveuglé dans mes convictions par les errements de mes pères, luttant inconsciemment contre les seules forces qui ne m'avaient jamais fait défaut, les seules qui ne me voulaient que du bien. Je tendis donc mon âme pour entendre leurs mots, souhaitant de toutes mes forces qu'elles ne me tiennent pas rigueur de ces années passées à les contenir dans un rôle proche de l'esclavage, m'en servant quand j'en avais besoin, les enfermant lorsque elles ne m'étaient plus utiles. Quelques chose en moi m'assura que cela n'avait aucune importance, que la seule chose qui comptait désormais était que je finisse par les accepter comme les conseillères bienveillantes et sagaces qu'elles étaient et qu'enfin, déliés de la stupidité de mes aïeux, nous puissions ensemble nous diriger vers un futur grandiose qui verrait enfin l'avènement de nos lignées conjointes. Elles me soufflèrent qu'il ne me restait qu'à briser les résidus antiques qui s'efforçaient de les empêcher de m'aider, que cela serait aisé parce qu'elles occupaient toute leur attention mais qu'il ne fallait plus tarder si je voulais voir ces ères sublimes qu'elles me promettaient. J'eus un sourire intérieur, et je rassemblais mon pouvoir pour en finir avec ces deux vieux grincheux empêtrés dans leur passé certes remarquable, mais qui n'était au fond qu'un pâle reflet de ce qu'ils auraient pu devenir s'ils avaient été moins obtus et avaient suivi véritablement les voies indiquées par les Trois Noires.
Un long rire rauque et sardonique jaillit de mes lèvres crevassées par la souffrance ressentie peu auparavant, je me levais souplement et fixais d'un air mauvais mes deux insensés ancêtres. Mon heure était venue, j'allais enfin pouvoir leur faire payer toutes les avanies qu'ils m'avaient fait subir, eux qui avaient osé me dicter ma conduite depuis mon plus jeune âge, eux qui avaient eu l'audace de me frapper lorsque mes pensées ou mes actes ne s'inscrivaient pas dans leurs fichues trames. J'eus l'immense satisfaction de voir la peur envahir leurs yeux lorsque ils réalisèrent que je m'étais libéré de leurs chaînes, puis le pouvoir déferla en moi par vagues successives, si colossal qu'elles provoquèrent en mon corps mort des spasmes de jouissance proches d'une extase sexuelle. Je dirigeais le flux torrentiel vers mon père, ce pâle fantôme arrogant qui pensait pouvoir continuer à me dominer alors même qu'il n'était plus qu'un vulgaire spectre, avec la ferme intention de profiter pleinement de ces instants. Il allait souffrir comme il m'avait fait souffrir, longuement, atrocement, et cela me rendit ivre de plaisir. Ma main se referma sur sa gorge éthérée, et je commençais à la broyer lentement, très lentement, le regardant bien au fond des yeux pour savourer chaque bribe de sa peur, de sa douleur et de sa déception. Pauvre vieux déchet, incapable de voir qu'enfin, un véritable Éclat Ténébreux se dressait sur le tranchant des mondes, incapable d'admettre que ce soit son fils, et non lui, qui parvienne à manifester les prophéties d'Elladyl. Le vieil Orféor tenta de me porter un coup, mais que pouvait un si pitoyable spectre contre la toute-puissance qui était désormais mienne? D'un revers négligent, je le balayais et l'envoyais se fracasser contre un mur de la salle. Son tour viendrait bien assez vite, mais pour l'heure je voulais me gorger de la souffrance de mon père, jusqu'à la dernière goutte, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de lui hormis un vague souvenir dans la mémoire de quelques êtres, que je prendrais plaisir à exterminer le moment venu afin que même ces souvenirs s'éteignent. Malgré la force qui était la mienne à cet instant, le fantôme de Noir-Feu demeurait salement coriace, et alors même que mon pouvoir le vidait de sa substance, il parvint à croasser:
-Larme...les...illusions...ouvre..les... yeux...Fils!
Je ne me savais pas capable de ressentir une haine telle que celle qui m'envahit à ces mots, une haine si absolue qu'elle me fit frissonner de tout mon être. Rageusement, je mis toute ma puissance dans le coup de boutoir mental suivant, et tout résistant qu'il fut, le spectre de mon père éclata comme une baudruche trop gonflée. A nouveau, un rire sismique jaillit de ma bouche, enfin c'en était fini de ce vieux rabat-joie, définitivement fini! Je fermais un instant les yeux pour savourer la sensation grisante de liberté qui affluait en moi, puis je me tournais lentement vers Orféor. Ma surprise fut grande de voir sur ses lèvres fines un sourire moqueur, là où je pensais ne trouver que délectable angoisse, et cela me fit marquer un imperceptible arrêt. Des yeux, il me fit signe de regarder autour de moi, puis éclata d'un long rire triomphant. Le vortex qui nous entourait avait disparu, tout comme ce que j'avais pris, à tort, pour des portes dimensionnelles. Il ne restait d'elles que des runes en train de s'effacer, et là où s'était trouvé le monolithe d'obsidienne qui avait constitué le coeur de notre tradition, une unique porte horizontale s'était créée. Une porte, ou plutôt une trappe, tout droit issue de mes pires cauchemars. Je n'eus que le temps de lui jeter un regard effroyablement haineux avant d'être happé par le piège que ce vieux salopard avait conçu, réalisant bien trop tard qu'aucun être ne disposait du pouvoir nécessaire à l'ouverture simultanée d'une douzaine de ces damnées portes en même temps. Je m'étais fait abuser en beauté, trop ivre de puissance et de liberté pour le voir. Au dernier instant, je tentais désespérément de contrer l'attraction phénoménale qu'exerçait l'huis maudit, mais en vain, je ne pus pas même ralentir d'un iota ma chute dans les abysses. Tout disparut, remplacé par une vague et déplaisante lueur livide, puis un claquement sourd retentit alors que la trappe se scellait irrémédiablement sur moi.
Edité par Ombre-lune le 13/06/13 à 14:02
Qingshuang | 04/07/13 12:48
c'est un roman ou pas un théatre?
[url=[Lien HTTP] /perdre-du-poids.html]perdre du poids[/url]
Qingshuang | 04/07/13 12:50
[url=[Lien HTTP] /perdre-du-poids.html]perdre du poids[/url]
Qingshuang | 04/07/13 12:50
perdre du poids
[Lien HTTP]
Bart Abba | 04/07/13 22:34
----------------------------------- -------------------------------------
Bart Of Ze Horde
Nul n'est censé ignorer la Horde.
Ombre-lune | 22/08/13 13:16
Des Trois, je ne vois qu'une,
Une et une, illusions et vérités.
Magies blanches, ou noires?
Illusions, car tout est gris,
Au royaume d'en haut,
Comme à celui d'en bas.
Et ceci même n'est qu'illusion,
L'unité est, multitude et solitude,
En un seul à jamais liées.
Une porte ouverte, jamais fermée?
Elle est, étroite et colossale, paradoxe,
Pour tous et pour toujours.
Bien, Mal, étranges notions.
Elles ne sont que par nous,
Ne sont que reflet de notre imagination,
N'ont que le pouvoir de nos pensées,
Et la force de nos idées.
L'un devient l'autre,
L'autre devient l'un,
Selon le plan, toujours, de notre regard.
Extrait de La Danse des Trois Noires, Chapitre premier: Prémices.
***
-Il se réveille, Ô Infinie Splendeur.
-Évidemment. La vermine est toujours coriace, et celle-ci est la pire de toutes.
Un coup, violent, la douleur me submerge, j'ai senti mes côtes craquer à l'intérieur de mon corps sont-elles cassées, fissurées seulement? Je n'en sais rien, mais bon sang ce que ça fait mal. Je tente de rouler de côté, supposant qu'un autre coup ne saurait tarder. Mauvaise idée, quelque chose me stoppe brutalement au niveau de la gorge, je suffoque. Je voudrais ouvrir les yeux, mais je n'y arrive pas, j'ignore pour quelle raison. Un rire de pure malice me transperce les tympans de son crissement suraigu, je tente de porter mes mains à mes oreilles pour les protéger, mais là encore mon geste est interrompu brutalement par quelque chose qui me scie les poignets. Je parviens enfin à entrouvrir les paupières, je sens maintenant qu'elles sont gonflées et endolories, je n'en n'ai aucun souvenir mais la souffrance qui accompagne ce simple geste m'apprend que j'ai dû me faire rouer de coups avant mon réveil. Je distingue vaguement une silhouette grisâtre de grande taille qui se penche sur moi, sans parvenir à y discerner son visage. Son haleine me donne la nausée alors que ce qui doit être sa face s'approche, son odeur évoque un charnier putride comme on en voit parfois après une grande bataille, j'aimerais détourner la tête mais une main décharnée dont les doigts se terminent par de fortes griffes recourbées comme des serres m'en empêche, déchirant ma chair alors qu'elle se referme sur mes joues.
-Alors, quel effet ça fait de se retrouver dans le mauvais rôle, crevure de lézard? Tu souffres atrocement j'espère? Mais non, ne te donne pas la peine de répondre, ta seigneurie, je sais que tu as mal, mais ce n'est rien comparé à ce que tu vas endurer. Oh, sois tranquille, je ne vais pas te tuer tout de suite, je suis très adroite pour garder en vie mes jouets. Et toi...toi cela fait longtemps, si longtemps que j'attends de t'avoir à ma merci, je sens que je vais me surpasser, hé hé hé...
La poigne d'acier resserre sa prise, me broyant les os du visage, je tente de hurler mais seul un piteux grognement consent à s'échapper de ma gorge desséchée. A nouveau le rire me vrille les tympans et la cervelle.
-C'est l'inconvénient d'avoir accepté le Don Vampirique, sale petit reptile, ça donne soif à la longue, hein? J'apprécie, cela dit, cela t'affaiblit un peu et me préserve de t'entendre jacasser, mais ça ne t'empêchera pas de gémir. Toi qui as toujours été attaché à l'équilibre, ça devrait te plaire, non? Nous avons beaucoup appris depuis la dernière fois, je devrais t'en remercier. Oui, je devrais, je crois même que je vais le faire. Tiens mon petit, voilà un témoignage de mon infinie gratitude...
Cette fois le hurlement jaillit, me déchirant la trachée comme si du verre pilé en sortait, cette saleté vient de me briser quelques doigts d'un coup de talon. Je nage dans une mer de souffrance qui m'empêche de réfléchir, je ne comprends pas de quoi elle parle, je n'ai aucune idée même de qui il peut s'agir, je ne parviens pas à voir les alentours, ma vision se brouille dès que j'essaye de fixer quelque chose de précis, je crois bien que je vais m'évanouir. Je...
Brouillard écarlate, strié de filaments obscurs, occultes, ondes blafardes, plus rien. Enfin.
***
J'entends des voix, je ne sais pas depuis combien de temps, il me semble que cela doit faire un moment déjà mais je ne discerne aucun mot, seulement quelque chose de suprêmement angoissé dans le ton, quelque chose qui finalement fait naître en moi un sentiment d'urgence inexplicable. Pourquoi sortirais-je de ma torpeur salvatrice, sachant qu'aussitôt la torture recommencera? Pourtant, il y a une intonation que quelque chose en moi reconnait, et sans vraiment le vouloir j'écoute plus attentivement.
-Noir-Feu? Père? Réveille-toi, je t'en prie! Elles vont revenir! Père!!! Noir-Feu!!!
Noir-Feu...ah oui...ben ma vieille, tu dois avoir l'esprit salement dérangé pour appeler un défunt...d'ailleurs, même son esprit a été anéanti, c'est moi qui...c'est moi qui...
-NOOOOONNNNN!!!! PÈRE!!! Je...je ne voulais pas....
-Père?
-Père? De quoi...de qui...?
-NOIR-FEU!!!
Je panique. J'en ai les entrailles qui se révoltent violemment, me secouant de spasmes incontrôlables qui attisent intolérablement la douleur issue des plaies qui parsèment mon corps. Ma tête est en fusion, cent forgerons au moins doivent cogner de toutes leurs forces pour créer un pareil vacarme dans mon esprit. Je tousse, encore et encore, puissances que c'est désagréable! J'ai si soif...si soif...je voudrais...je voudrais...quoi? Tout se met à tourner, mes pensées s'embrouillent, je me sens glisser à nouveau dans l'inconscience.
***
//Lune 666, Deuxièmecercledhil, Krak d'Orféor Le Noir://
-Noir-Feu, as-tu fait ce que je t'ai demandé?
-Oui Père. Il est prêt.
-Bien. Toujours aucun signe de la Bête?
-Non, pas le moindre.
-Parfait. Encore quelques minutes et nous serons sûrs que la prophétie était erronée.
-Sommes-nous certains d'être en mesure de la percevoir?
-Certes.
-Puis-je te demander...
-Comment je puis en être si sûr? La Bête est un mythe, un mythe qui trouve sa réalité lorsque un être se laisse duper par les Trois Noires.
-Les...Trois Noires...?
-Oui. Ne compte pas sur moi pour te divulguer leurs Noms véritables, car ils donnent pouvoir sur elles, un pouvoir totalement illusoire qui ne mène qu'à la perte de qui s'y laisse prendre. Mais regarde...
Le Vieux Dragon s'était approché d'une étroite fenêtre et avait désigné trois points sombres dans le ciel.
-Les vois-tu? Elles n'apparaissent que lorsque les grands cycles vacillent.
-Qu'est-ce?
-Trois lunes. Des lunes créées de toutes pièces par un cercle de trois entités chaotiques, qui ont su tromper certains dieux afin de leur faire concevoir ces lieux, destinés à leur permettre d'assouvir leur soif de pouvoir. Elles ont pour noms: le Puits de Folie, la Lune du Chaos, et l'Ombre du Serpent, la pire, le repère du Tnaën.
-Je ne comprends pas, Père...
-Ce sont des symboles, nul être n'est jamais parvenu à en percer totalement les mystères. Ce que nous savons, c'est que chacune de ces lunes forme une sorte d'espace-temps fermé sur lui-même, une espèce de rune chaotique capable de s'infiltrer dans l'ordre établi pour l'ébranler et le ramener au Chaos primordial. Dans chacune de ces runes, une "cité" constitue le coeur, un artefact extrêmement puissant en réalité. Que le coeur soit brisé et c'est toute la rune qui disparait, mais cela n'est encore jamais arrivé.
-Des cités...un rapport avec Num?
-Oui mon sagace héritier, Num est le coeur du Puits de Folie, elle tire sa force du Néant, le pire ennemi de l'esprit.
-Ainsi...si elle venait à être détruite...
-L'une des plus grandes menaces pesant sur la vie disparaitrait. Je ne sais pas quels seraient les effets "secondaires", mais si elle n'était pas brisée, tôt ou tard le Néant remporterait la grande lutte entre les deux principes qui ont permis l'avènement de la Vie.
-Et...les deux autres?
-La Lune du Chaos est liée aux plans que les vivants nomment enfers, limbes, entre autres. Elle est dangereuse parce qu'elle vise à remplacer l'évolution de la Vie par l'immobilisme des morts, qui par définition ne changent plus. La grande roue se figerait, plus rien de nouveau n'apparaitrait. Ce serait une forme de fin pour toutes les existences, mais très lente. Cependant, comme son pouvoir dépend principalement des hordes de morts qui hantent les plans inférieurs, son action sera visible, et la Vie s'y opposera.
-Et...
-L'Ombre du Serpent...elle est la plus insidieuse, la plus dangereuse. Contrairement aux deux autres, elle puise son pouvoir dans l'âme des vivants, de tous les vivants. Elle choisit ses proies avec le plus grand soin, elle leur offre du pouvoir sur les autres êtres puis les aveugle afin de les amener à se détruire eux-mêmes sans qu'ils le réalisent. D'une certaine manière elle garde les mains propres, elle ne fait qu'attiser la part sombre qui est en chacun de nous, et comme chaque être a le choix de ses actes, c'est la Vie elle-même qui pourrait être amenée à commettre l'innommable, et donc à mettre un terme à sa propre existence.
-Il y a un moyen de la combattre?
-Chaque être peut lutter pour préserver son intégrité et s'efforcer de ne pas la servir, mais cela est si insidieux que malgré toute notre bonne volonté nous nous faisons parfois duper.
-Alors elle finira forcément par atteindre ses buts?
-Je ne sais pas. Certains, très rares, sont parvenus à échapper totalement à son emprise. S'il y en a assez, peut-être que la balance pourrait pencher en faveur de la Vie. C'est la seule Voie que j'entrevois, mais l'essence des Dragons Noirs fait que nos rêves, nos cauchemars créent une sorte de réalité physique. Pour nous, cette Ombre du Serpent a tant de consistance et de puissance que je n'envisage même pas comment nous pourrions lutter contre elle, nous nous perdrions en tentant de la combattre. Nous deviendrions cette "Bête" qu'évoque la prophétie dont nous parlions.
-Si nous ne pouvons mener cette lutte, pourquoi m'avoir demandé de le préparer?
-Parce que tôt ou tard, un de nos descendants s'y risquera. Et que ce jour là marquera la fin de notre Lignée si rien ne vient changer la Trame du Destin.
-Et tu crois que cela suffira?
-J'en doute. Mais je n'ai rien de mieux à proposer.
***
Edité par Ombre-lune le 22/08/13 à 13:18