Forum - Le dernier pas
Index des forums > Rôle Play > Le dernier pas
Noir-feu | 05/01/12 00:00
Suite de: [Lien HTTP]
Qu'il est étrange de constater comme, parfois, le temps s'allonge, interminable, comme s'il se refusait catégoriquement à filer selon nos attentes. Nous voudrions aussi, parfois, qu'il suspende son vol, nous laissant loisir de vivre une éternité dans ce qui ne restera jamais, au fond, qu'un bref instant. Mais il est rare que le vieux Père Temps se plie à nos désirs, plus fréquemment il semble se jouer de nous, prendre un malin plaisir à contrarier nos attentes , comme pour nous rappeler que nous ne sommes que de fugaces étincelles face à son immensité. Ainsi, debout sur les murs épais de sa citadelle, le Dragon contemplait le paysage déjà ravagé par plusieurs assauts, assauts brutaux et destructeurs, qui s'étaient pourtant vus interrompus avec une égale férocité. Et toujours, le Seigneur d'Obsidienne se tenait debout, attendant son heure, attendant celui, ou celle, qui mettrait enfin un terme à son infinie existence.
La première à s'être jetée contre lui avait été sa jeune Soeur, Lyra. Son armée, encore modeste en ce début de tournoi, s'était écrasée contre les tours de garde nombreuses de l'Aîné. Dans le même temps, une troupe réduite de harpies s'était vue confier la tâche d'empêcher la jeune Dragonne de retrouver des forces. Le reste n'avait été qu'une question de temps, encore lui, car ce premier combat avait signifié la fin de la jeune fille. Puis il y avait eu Voltaire, un pitoyable traître que le Dragon avait déjà écrasé bon nombre de fois. Comme souvent, le Dragon Noir avait suivi son instinct, et comme souvent, ce dernier lui avait indiqué l'issue unique. Le millier de harpies envoyé par le fourbe n'avait trouvé dans le camp de l'Aîné qu'un unique page, chargé de relater de la plus brève manière qui soit ce duel sans intérêt. Le camp du Noir avait été anéanti, mais le misérable Voltaire avait eu une bien mauvaise surprise en revenant chez lui. Et le trait inéluctable avait poursuivi sa route, Voltaire avait une fois encore bu la tasse et le Dragon s'en était sorti. Tout cela appartenait cependant au passé, et l'adversaire qui lui avait été désigné pour son prochain duel était d'une toute autre trempe, ainsi que le lui avait transmis le malheureux squelette envoyé en reconnaissance. L'Abbé allait être un rude adversaire, les Eluros étaient de puissants combattants et l'homme d'église en possédait près de deux mille.
Se retournant lentement, le Dragon examine d'un oeil critique son armée, bien affaiblie suite à son bref passage vers la Voilée. Il contemple aussi les créatures étranges qui l'avaient suivi dans sa remontée des flots, créatures dont il n'a pu se débarrasser malgré l'amputation conséquente qu'elles infligent chaque lune à son économie, les règles sont strictes et le Noir les a suivies à la lettre. En vérité, le duel qui s'annonce sera sanglant pour le Dragon, et ses chances se résument à peu de choses. Mais de cela, le Dragon ne se soucie plus, il reste un impératif, le dernier: offrir aux spectateurs une dernière Danse de Guerre digne de ce qu'il a tenté d'être tout au long de son existence. L'abbé allait avoir le privilège discutable de se mesurer à l'Aîné des Noirs dans toute sa sauvagerie, il n'en sortirait pas indemne.
Mais avant que ne se déchaînent les forces colossales des deux combattants, le Noir a un détail à régler, un infime détail qui lui donnera, peut-être, une petite chance de survivre à ce combat. Sans hâte, la lune est encore loin de son apogée, il prend sa forme dragonnique et jaillit dans les cieux pour se diriger vers son Krak Danaïte.
Métal de Lune
Sang d'étoile
Force de la Terre
Souplesse de l'Eau
Vivacité de l'Air
Férocité du Feu
Je vous invoque et vous convoque
Je vous vois et vous reçois
Je vous prie et vous plie
Je vous donne et vous ordonne
Je vous prends et en dépends
Je vous appelle et vous modèle
Chair d'Esprit
Sève de Dragon
Larme de Démon
Rage de l'Ange
Poussière de Temps
Fleur de rêves
Par le Pouvoir des Noirs
Par la Puissance des Noires
Au creux des Ténèbres
Au coeur de la Lumière
Je vous scelle
A mon Âme
Que dans les forges abyssales
La magie des Dragons se déploie
Tisse une lame à nulle autre pareille
Une lame sans matière
Une lame pour l'Aîné
Une lame d'éternité!
Et dans les souterrains de la citadelle, lentement, le pouvoir de l'Ancien donne forme à sa volonté, créant une arme invisible que pourtant sa main empoigne fermement, rêve devenu réalité, par lui seul perçue. Elle flamboie un unique instant, puis regagne le domaine de l'invisible, laissant le Dragon épuisé devant le foyer qui lentement s'éteint. Péniblement, il gravit les marches innombrables, regagne l'air libre qu'il respire à pleins poumons, avide d'en sentir les arômes si particuliers qui jaillissent du feu de la terre, car la demeure des Noirs est bâtie au centre d'un lac de lave. Déjà, le Feu ressource le Dragon, et un sourire glacial assombrit encore les traits de Noir-Feu alors qu'il disparaît dans un brutal éclat de ténèbres, regagnant sa forteresse dans la plaine du Tournoi. Le rire sinistre du Noir se répand comme une onde sismique dans les plus lointains recoins de l'île, cette nuit, l'abbé goûtera au pouvoir du Seigneur d'obsidienne, et il ne s'en relèvera pas.
***
-Seigneur...?
-Oui, Elynn?
-La lune...la lune se lève...
-Oh. Adieu, alors.
-Non. Non, au revoir seulement.
Le Dragon se lève fluidement, sourit avec une infinie douceur, se penche pour déposer un baiser léger sur le front de la jeune humaine et murmure:
-Tu as compris. J'en suis heureux. A bientôt, Elynn.
Edité par Noir-feu le 05/01/12 à 08:17
Roxar Le Guerrier | 05/01/12 10:05
Qui va s'occuper de la petite si vous ne revenez pas ?
Roxar, humble guerrier nain.
Un guerrier sans seigneur ne sert à rien, mais un seigneur sans guerrier ?
Ombre-lune | 05/01/12 10:17
Moi.
*croise le regard houleux de Shadee* Hem...euh....vous?
Roxar Le Guerrier | 05/01/12 11:08
Je veux bien m'occuper de la petite mais pas contre son gré. Je suis sûr que Shadee n'aura rien contre une servante supplémentaire à votre service
Roxar, humble guerrier nain.
Un guerrier sans seigneur ne sert à rien, mais un seigneur sans guerrier ?
Shadee | 05/01/12 18:44
Supplémentaire! Où sont cachées les autres?
Je croyais qu'on avait décidé que ce n'était que de beaux éphèbes pour l'intendance!
( c'est toujours une lecture très agréable )
Ombre-lune | 05/01/12 19:21
*s'inquiète, évite soigneusement la première question, se demande si ce qu'il a pris pour des papillotes de Nowel "spéciales Dragon" n'étaient pas, en fait, lesdits serviteurs...*
-Euh...tu es sûre qu'on avait dit ça, Amour? Je ne m'en souviens pas... Mais tu verras, elles sont très be...bien, ces nouvelles servantes, de véritables fées...du logis.
Edité par Ombre-lune le 05/01/12 à 19:22
Roxar Le Guerrier | 05/01/12 20:33
Roxar, humble guerrier nain.
Un guerrier sans seigneur ne sert à rien, mais un seigneur sans guerrier ?
Noir-feu | 05/01/12 21:02
Fureur, cris d'agonie, de victoire aussitôt remise en cause, fracas des lames qui s'entrechoquent sans pitié, cherchant la faille, le défaut de la cuirasse, le sang poisseux jaillit, éclabousse d'une même teinte pourpre combattants de l'un et l'autre bord, mêlée inextricable où l'on ne sait parfois plus très bien si c'est un adversaire ou un frère que l'on vient d'occire. Frapper, encore et encore, les bras deviennent de plomb, l'esprit s'estompe dans une brume cotonneuse pour ne laisser que l'instinct, celui qui permettra peut-être de survivre quelques instants encore, juste quelques instants. La puissant lame Dragonnique invoquée dans les abysses du Krak trace de mortels sillons dans les rangs compacts d'Eluros, sillons aussitôt comblés par les terrifiants vampires de la légion d'Ivoire, qui malgré leur art, malgré leur forces succombent par centaines sous les coups des non moins terrifiantes machines de guerre que sont les Eluros. Le carnage est à son comble, les deux armées dantesques se fracassent l'une contre l'autre tandis qu'une pluie de Harpies s'abat avec une sauvagerie cruelle, arrachant membres et entrailles de leurs griffes acérées.
La Faucheuse ricane, jubile, appuie d'un doigt squelettique sur l'un des plateaux de la balance d'or posée devant elle, puis sur l'autre, simple geste dans les limbes alors que trépassent par milliers les êtres sur un champ de bataille qui devient marécageux à force d'ichor déversé, de corps piétinés jusqu'à n'être plus qu'un infâme magma putride. Et toujours le rire aigrelet de Dame la Mort couvre les râles des mourants, le vacarme du métal surchauffé qui tranche chairs et os d'un même élan terrible. Les corps s'amoncellent, les âmes se dirigent en un flot ininterrompu vers l'huis ultime, perdant déjà leur substance, oubliant ce qu'elles ont été, terrifiées de découvrir l'infernale porte des enfers grande ouverte, gueule béante et avide prête à toutes les dévorer. Et le combat se poursuit, heure après heure. Les deux armées épuisées sont réduites à peau de chagrin mais leurs Seigneurs les galvanisent, qui d'un louange illuminé, qui d'une imprécation sauvage, et les guerriers se précipitent les uns contre les autres en un fracas apocalyptique qui fait trembler les murs épais de la puissante forteresse de l'Abbé.
La guerre...
Le dernier Eluros tombe enfin, son cou massif tranché net par la lame inéluctable de l'Aîné des Noirs, qui combat en ce jour sous sa forme humaine, pour éprouver ce qu'éprouvent ses troupes, pour partager avec eux le prix du sang, le poids de la terreur. La tête de l'orc vole comme au ralenti dans l'air empuanti par les immondices qui se déversent des ventres ouverts, rendu irrespirable par les déjections des mourants et de ceux qui ne sont parvenus à contrôler leur peur. Le Seigneur d'obsidienne s'immobilise lentement tandis que son arme vient se ficher négligemment dans le corps de l'Eluros secoué encore des derniers spasmes de l'agonie. Il parcourt d'un regard inexpressif le champ de bataille, n'y trouve qu'un désert vide de toute existence, hormis quelques corbeaux qui, déjà, se disputent les globes oculaires des trépassés, pièces de choix s'il en est. Ses prunelles de jais reviennent à la citadelle de l'Abbé, il le voit enfin, les bras levés au ciel pour une ultime prière à son dieu, seul et unique rescapé de la horde bestiale des adeptes de sa foi. Seuls, ils sont seuls. Le Dragon se demande, vaine question, quand le dernier de ses combattants est tombé. Il ne l'a pas même réalisé, ne l'a pas même récompensé d'un regard, cet être qui a donné sa vie pour lui. Sa pensée virevolte lugubrement dans le passé, dans les guerres sans nombre et sans fin menées au cours de son...de ses existences. Lassitude, amertume, combien de vies, combien d'êtres anéantis pour...pour quoi, au juste? Pour des "justes" causes? Pour des...idéaux? Pour sa vanité, pour sa soif de pouvoir, de puissance? Plus, toujours plus, cela n'aura-t'il donc jamais de fin? Qu'elle est belle, qu'elle est glorieuse, la guerre, quand on la conte au coin d'un feu, bien loin du charnier qui couvre la plaine écarlate. Il fait bon, autour de ce feu, une appétissante odeur de ragoût se répand dans la salle alors que le cuisinier s'affaire derrière ses fourneaux, on déguste une bonne bière, un verre de vin, et l'on hoche la tête avec componction lorsque le conteur fait une pause savamment orchestrée. Quel rapport avec la réalité? Quel rapport avec l'amer spectacle qui se grave dans l'âme de l'Aîné? Quelle gloire, quelle beauté peut-on trouver à un monceau de cadavres entrelacés dans une dernière étreinte, les visages figés en d'atroces grimaces de souffrance? Se soucient-ils encore, ces ennemis enlacés comme des amants maudits, de la gloire? Se soucient-ils encore de la victoire, ou de la défaite?
Un profond écoeurement gagne le Dragon, une nausée l'envahit, bile amère d'une existence qui a dû se frayer un chemin de mort au travers des âges, nécessité impérative pour survivre. Sans complaisance, il la repousse, la dompte, inflexible, impassible en apparence, monolithe inébranlable et solitaire au coeur d'un Néant par lui-même conçu. Il lève une main vers l'Abbé qui le dévisage maintenant d'un air semblablement pensif, est-ce un salut, un signe de respect, un simple geste de lassitude? Lui-même ne le sait pas vraiment, mais il sent que, quelque part, ils partagent en ce bref instant quelque chose qui ne peut être exprimé par les mots. Les deux Seigneurs de guerre se sont anéantis mutuellement, il n'y a qu'un seul vainqueur, la Mort. Lentement, l'Aîné des Noirs reprend son apparence Dragonnique, jette un dernier regard à l'homme d'église. Il pourrait le détruire d'un seul souffle. Ou peut-être est-ce le dieu de l'Abbé qui le foudroierait sur place. Quelle importance? Ils sont déjà vaincus.
Silencieusement, le grand Dragon s'élève dans les airs, prenant l'atroce mesure du massacre qui a recouvert la Terre d'un linceul ruisselant. Secouant la tête avec une infinie tristesse, il prend son souffle le plus ample tandis qu'il adresse une sorte de prière aux forces primordiales pour le salut de ceux qui sont tombés. Une titanesque trombe de feu s'abat sur la plaine. Aveuglante et insoutenable, elle voile brièvement et pudiquement le spectacle de désolation, calcinant tout d'un même jet ardent. Corps et armes, pierres, terre, végétaux, tout fond et se vitrifie avec la soudaineté d'un éclair, ne laissant qu'un espace plus noir que le jais à la texture diamantine, ultime tombeau érigé à la gloire de la folie des êtres. Puis, le Seigneur d'obsidienne infléchit sa trajectoire, se laissant porter par un vent hivernal, un froid glacial envahissant son corps et son coeur plus profondément qu'aucun hiver ne le fera jamais.
Noir-feu | 10/01/12 08:32
(En hommage à David Gemmel, et plus particulièrement à son livre "La Légende de Marche-Mort".)
Le jeune guerrier, presque un enfant encore il vient de fêter ses seize hivers, scrute d'un air inquiet la plaine environnante, étendue déserte parsemée ici et là de quelques restes de neige salie par les passages répétés d'une armée exsangue. Frissonnant violemment, quoi de plus inconfortable qu'une armure de métal quand l'eau gèle dans les mares, il se rapproche d'un brasero qui dispense sa maigre chaleur aux trop rares défenseurs de la forteresse silencieuse. Deux archers tentent eux aussi de s'y réchauffer, conversant à voix basse avec l'un des derniers survivants de la Légion d'Ivoire qui, lui, semble rigoureusement insensible aux rigueurs du climat glacial. Timide, le jeune homme baisse les yeux alors que le Vampire le scrute de son air hautain et impénétrable. Il tend ses mains gelées vers la faible source de chaleur, se demande quelle folie l'a saisi quand, à peine une semaine auparavant, il s'est présenté à l'officier chargé du recrutement. Ha! Qu'il regrette maintenant sa petite ferme, la douce atmosphère de l'étable, le confort d'une paillasse de paille recouverte de quelques peaux de mouton, la tranquillité d'une petite vie bien réglée, rude, certes, mais dont la seule inquiétude consistait à s'assurer que ses bêtes avaient tout ce dont elles avaient besoin! Bien sûr, il fallait se lever avant l'aube pour traire les quelques brebis et vaches que son père possédait et, au printemps, courbé sur sa mauvaise bêche, son dos le faisait parfois un peu souffrir malgré son jeune âge mais, maintenant qu'il est là, ces légers inconvénients lui semblent infiniment préférables à la peur sourde qui tord ses entrailles, à l'attente insoutenable qui s'achèvera probablement dans un bain de sang répugnant et dépourvu du moindre éclat. Intérieurement, il maudit le foutu conteur rencontré à la petite gargote de son bourg, ses belles paroles, ses stupides histoires de héros et de princesses délivrées, son art habile à faire miroiter la beauté et la grandeur d'une existence de combats, toujours justes et destinés à faire triompher le Bien, évidemment. Le fossé séparant l'amère réalité de ces beaux récits lui fait monter une bile acide dans la gorge, il déglutit péniblement, tremblant de plus belle, des larmes plein les yeux. Il sent peser sur lui le froid regard du Vampire, a l'impression de percevoir l'immense mépris qu'un tel combattant doit forcément éprouver pour le petit paysan déraciné qu'il est, ridicule et maladroit dans sa belle armure un peu trop grande pour lui. Aussi sursaute-t'il avec un air de profonde incompréhension quand la lourde main du Légionnaire se pose amicalement sur son épaule. Il relève son regard sur lui, s'efforçant de contenir ces perles salées trop promptes à se déverser, ses amis du village ne se sont-ils pas moqués bien souvent de lui en le traitant de gonzesse alors que sa sensibilité se trouvait exacerbée par de simples mots un peu durs?
-Tu as peur, petit?
-N...non...non monsieur.
-Tu en as de la chance. Moi j'ai les entrailles qui se révoltent bien qu'elles soient depuis longtemps devenues inertes.
Surpris, le jeune homme se demande si le Vampire se gausse de lui, comment un tel être pourrait-il éprouver de la peur alors qu'il a survécu à cent combats, alors que sa force lui permet d'affronter sans frémir trois guerriers humains à mains nues? Pourtant, il ne lit nulle moquerie dans les yeux de son interlocuteur, nul mépris non plus. Le Vampire lui désigne une pile de couvertures traînant à l'angle d'une tour, faisant signe aux archers de regagner leurs postes. Alors que ces derniers s'exécutent, il murmure:
-Couvre-toi. Ton corps sera trop engourdi pour que tu puisses te battre si tu restes à geler plus longtemps.
Incrédule, l'humain s'enhardit à demander d'une voix hésitante après s'être emmitouflé dans une chaude couverture:
-Pourquoi...pourquoi faites-vous cela, monsieur?
-J'ai été jeune, aussi. Vivant. Et complètement idiot.
-V...vous?
-Crois-tu donc que les Vampires jaillissent du ventre d'une femme, morts-vivants et prêts à servir les ténèbres de toutes leurs canines? ironise le suceur de sang d'un air narquois. J'étais un humain, comme toi, il y a bien longtemps. Comme toi je me suis laissé embobiner par l'attrait d'une vie de gloire, de grandeur, je voulais devenir un héros connu et respecté de tous, adulé par les plus belles femmes, craint par les plus redoutables combattants. Fariboles bien sûr, mais quand je l'ai compris, j'avais une lame plantée dans les poumons et du sang plein la bouche. Ce dernier point est d'ailleurs le seul qui n'ait pas trop changé, ricane le Vampire d'un air sombre.
-Je...
-Tu n'as rien à craindre, le Seigneur Dragon veille à nous fournir la nourriture dont nous avons besoin.
-Il...il semble si...lointain...
-Aujourd'hui, oui, il est ainsi. ça n'a pas toujours été le cas, je l'ai connu plus proche des vivants, à une époque où l'espoir faisait encore battre son coeur.
-Est-il...je veux dire...
-Mort? Comme moi? Oh non, pas encore. Il l'appelle pourtant de tous ses voeux. Regarde-le mieux. La Mort est sa plus chère amie, ne l'as-tu pas vue, lascivement appuyée sur son épaule, comme une maîtresse alanguie après une nuit d'amour?
-Non...il est comme...comme un rocher...j'ai l'impression qu'il est là depuis toujours...pour toujours...
-Les rochers eux-mêmes ne sont pas éternels. Ce que tu vois aujourd'hui, c'est un roc usé, rongé par le remord et la tristesse, prêt à se rompre pour redevenir poussière. Un être mille fois brisé, qui s'est reconstruit trop souvent pour avoir gardé plus qu'une vague illusion d'existence.
-Mais, pourtant, il parait si puissant...
-Puissant? Il l'est, plus encore que tu ne peux le concevoir. Les Forces elles-mêmes le craignent, et se gardent bien de le défier. Mais la puissance n'est qu'un voile trompeur, une façade vaine et fuyante. Plus elle est consistante, plus l'intérieur est vide, et c'est ce que nous sommes au dedans de nous qui nous permet d'exister à travers les siècles.
-Des siècles...Vous le connaissez depuis...longtemps?
-Une trentaine d'années. Peu de choses, en réalité, mais ce furent des années mouvementées. Guerres incessantes, morts innombrables, espoirs déçus, amis et épouses disparues. Le lot de tous les "immortels" au fond, mais un Dragon attache de l'importance à d'autres choses que le commun des mortels.
-Racontez-moi...s'il vous plait!
-Plus tard. Il va nous falloir justifier notre solde, ils arrivent.
-Ils...?
D'un geste de la main, le Vampire désigne l'horizon, où se découpent les vacillantes lueurs de centaines de torches, un rictus désabusé et cruel aux lèvres. Le jeune homme sent ses entrailles prises dans un étau effroyable, il s'appuie d'une main faible contre un créneau pour ne pas chuter tant ses jambes sont devenues de chiffon et murmure:
-Alors ça y est...nous allons...nous allons mourir...
-Peut-être. Peut-être pas. Arrange-toi pour passer la nuit petit, j'ai horreur qu'on m'interrompe pendant que je raconte une histoire.
Edité par Noir-feu le 10/01/12 à 09:13
Lady Aube L'indomptable | 10/01/12 09:53
(Donne une bourrade dans le dos du Noir : Beau récit l'ennemi !
)
****
« Si tu avais combattu comme un homme, tu n'aurais pas été pendu comme un chien ! »
Roxar | 10/01/12 11:30
J'en pleurerai ...
(d'ailleurs j'en ai les yeux mouillés
)
Roxar, humble guerrier nain
Urua | 10/01/12 18:34
(Magnifique, je reconnaîtrais presque la plume de Gemmell, dommage que je connaisse si bien son style, je sais à l'avance ce qui va arriver
En tout cas, vivement la suite.)
Urua et Loki.
Shadee | 11/01/12 08:29
superbe! * clap clap clap* Moi aussi, j'ai horreur qu'une histoire s'interrompe et encore plus d'attendre...
Noir-feu | 11/01/12 22:05
La nuit. La cinquante-deuxième du Tournoi. Longue. Interminable.
Un peu plus tôt, dans la crypte la plus profonde de la citadelle du Dragon
-Mais Seigneur, nous...
-Faites ce que je vous dis. Tenez le mur, ne le cédez à aucun prix.
-C'est insensé! Éclate le commandant de la Légion d'Ivoire, oublieux dans son extrême inquiétude de la nature et des liens qui l'unissent à son interlocuteur. Ce dernier fixe le Vampire, rigoureusement impassible, lui répondant d'une voix glaciale:
-Rentrez chez vous, Troëren, si vous n'êtes plus capable de suivre mes ordres sans discuter.
Ces mots, si brefs et lapidaires, agissent sur le fier commandant comme un soufflet. Vaincu, il baisse la tête, une gêne profonde se manifestant dans son attitude alors qu'il murmure:
-Pardonnez-moi, Seigneur...je...
-Voulez-vous partir, Troëren?
-Non! Non Seigneur, se reprend rapidement le Vampire, je suis avec vous. Jusqu'à la toute fin. Vous le savez bien...
- Très bien. Alors écoutez-moi attentivement: vous avez raison. Nous subirons des pertes effroyables que nous ne pouvons pas nous permettre.
Relevant les yeux, le Vampire bardé de son armure de plaques aussi noire que le jais et ornée d'incrustations d'argent pur dessinant le profil d'un faciès de Dragon contemple son Seigneur et maître avec une totale incompréhension.
-Mais alors, Seigneur, pourquoi ne pas nous replier sur la deuxième enceinte? Elle serait beaucoup plus facile à tenir! Nous pourrions résister longtemps encore!
Lentement, Noir-Feu prend place sur le fauteuil d'ébène à haut dossier qui constitue, avec une table et quelques sièges du même bois tout l'ameublement de la pièce. Il garde le silence une longue minute, puis s'accoude en se penchant vers son commandant pour plonger son regard incandescent dans celui, anxieux, du Vampire.
-Annoncez à tous que ceux qui veulent quitter ce lieu de mort sont libres de le faire. Puis répartissez les combattants qui vous resteront sur le premier mur. Et tenez-le. Pour moi.
Le sombre buveur de sang acquiesce sans un mot, puis pose un genou en terre devant le Noir, son esprit recensant déjà toutes les tâches qui lui restent à accomplir avant la lune. Il se relève plus lourdement que de coutume, salue protocolairement le Dragon en le dévisageant plus intensément qu'il n'a jamais osé le faire. Noir-Feu achève l'entretien d'un signe de main en direction de la petite porte bardée de fer et de runes mystérieuses.
-Alors allez. Et faites dire à Elynn de me rejoindre au plus vite. Nous n'avons plus beaucoup de temps.
-A vos ordres, Sire.
Ce qui se passe ensuite dans la crypte souterraine, nul n'en saura jamais rien. La jeune humaine, les yeux emplis de larmes, quitte la forteresse à bride abattue, sans un regard pour quiconque, sans un regard en arrière, la gorge nouée et les traits défaits. Peu après, le Dragon se rend sur le mur de la première enceinte, examinant froidement les rangs clairsemés de son armée. Nul n'a souhaité quitter la citadelle. Chacun se tient dorénavant à son poste, prêt à déchaîner les enfers sur ceux qui tenteront de le franchir. Les nombreuses tours de garde ont été approvisionnées en flèches, l'assaillant paiera un écrasant tribut avant de parvenir au pied des massives fortifications et Noir-Feu espère que cela suffira. Pour cette nuit.
Les Eluros sont décimés par les archers, comme prévu. Ils sont des dizaines à tomber, mais, vague brutale et irrépressible, ils finissent par arriver près du mur. Les échelles nombreuses qu'ils tentent de dresser sont repoussées les unes après les autres avec une implacable détermination, au prix de pertes effroyables des deux côtés. Vague après vague, les moines soldats de Saint-Kloarn se jettent à l'assaut des murs du Dragon, chaque fois repoussés par les féroces Vampires qui refusent avec une obstination incompréhensible de céder le moindre pouce de terrain. Hébétés, un doute affreux s'immisçant en leurs âmes, les Eluros commencent à hésiter, les exhortations de l'Abbé ne parvenant plus à surpasser la terreur qui rampe et s'étend, vicieuse et empoisonnée, dans l'esprit des Orcs. Ils ne comprennent pas. Comment se peut-il qu'une si maigre ligne de défenseurs épuisés parvienne à les contenir? Quelque sombre pouvoir doit être à l'oeuvre, qui contrecarre de toutes ses ténèbres l'accomplissement de la divine volonté, et parce que leur foi est rudimentaire et sujette aux plus Orquesques superstitions malgré leur conversion au dieu unique, ils se laissent insidieusement contaminer par le poison qui érode leur foi chancelante. Malgré tout, en surnombre, ils vont inévitablement finir par submerger les défenses de la ténébreuse forteresse, et Troëren enrage et écume en silence sur la plus haute tour, s'efforçant désespérément de transmettre des ordres aux défenseurs, trop pris dans le chaos de la bataille pour encore lui prêter la moindre intention. Enfin les orcs renoncent, étrangement, au moment ou le dernier défenseur chute dans la cour intérieure, une flèche dépassant de son oeil droit. La porte vient de céder sous les coups de boutoir répétés infligés par un lourd bélier béni et sanctifié et, plutôt que de jouer aux acrobates sur de fines échelles, les Eluros préfèrent largement se ruer en une masse furieuse et ivre de vengeance par l'entrée désormais grande ouverte à leur soif de carnage.
Pour se trouver face au Dragon Noir sous sa forme humaine, seul dans le resserrement stratégique du couloir perçant la muraille.
Immobile, irradiant d'une sérénité impensable au vu de sa situation, le Seigneur d'obsidienne se tient debout, fier, les deux mains posées sur le pommeau d'un espadon impalpable qui se devine à peine, un peu à la manière d'une arme qui serait constituée d'un verre si transparent qu'il faudrait plisser les yeux pour en deviner les contours. La suite est brève, d'une sauvagerie si impitoyable et implacable que Troëren en reste choqué, hésitant entre une admiration quasiment religieuse et une crainte atavique de l'être capable d'une telle danse. La soixantaine d'Eluros qui a survécu jusqu'à cet instant et se précipite en hurlant se fracasse comme un simple ressac sur le rempart inamovible que constitue le Dragon. Sa lame décapite les trois premiers Eluros d'une arabesque flamboyante, le reste n'est plus qu'une mêlée confuse, si rapide que le commandant de la Légion d'Ivoire n'en perçoit pas la moitié.
Un deux trois, on ira aux bois...Prendre appui sur l'Eluros de droite, l'utiliser comme prise pour revenir au centre. Une lame sifflant sur ma gauche, la parer. Elle se brise, en profiter pour fracasser la mâchoire de son porteur d'un coup de pommeau. Éviter la masse d'armes qui arrive à droite, se glisser sous sa garde. Idiot, tu es trop lent, meurs. Tracer un cercle à gauche pour repousser ces deux-là, une volte, abaisser la lame, plus vite, parer cette saleté de fauchard, bon sang, il ne peut pas équiper ses troupes avec des armes réglementaires, l'Abbé?! Pas le temps de philosopher, remonter la lame sur la droite, il y a une faille, trancher cette jambe, poursuivre le mouvement, ah, mon pote, tu n'aurais pas dû laisser ta main traîner là. Un coup de talon, fracasser ce genou, la lame, pare-moi cette hache bon sang de...! Esquive, tournoiement, se dégager, un coup de pointe, ça t'apprendra à porter un gorgeret. Tiens, ça gicle comme un geyser, amusant. Oh oh... Parade, arabesque, je me prends pour le petit tailleur ou quoi?! Enfin, ça en fait deux de moins, et... évites plutôt la lame qui va te priver d'une oreille droite, au lieu de rêvasser! Mouais, limite. Tu te fais lent noiraud. A gauche, admire l'autre fou. Ah, toi mon ami, tu vises le titre. Tu as appris l'escrime au Clan? Regarde, c'est comme ça qu'il faut faire. L'inconvénient, c'est que l'arme a tendance à se coincer dans les vertèbres cervicales. Humpf! Et me regarde pas comme ça, je t'assure que c'est vrai. Bête mais vrai, tu meurs. Et toi aussi. On a pas idée de se jeter comme ça sur une lame, tss... Esquiver cette masse, se faufiler entre ces deux là, eh ouais mon pote, un Dragon ça a des griffes. Moche, hein? Je trouve aussi. Une parade par ici...hum, costaud le bougre! Faire glisser ma lame contre la sienne...voilà, un petit coup de poignet, hop! T'as plus d'arme, mon gros, vas chercher celle de ton pote! Mouhahaha, joli noeud, quelques coups dans le tas, bien bourrins. Allez les enfants, fini de jouer. Leçon une, on ne fonce pas tête baissée. Et d'un. Leçon deux, on regarde ce que fait son petit camarade à droite. C'est con de s'entretuer. Deux. Leçon trois, on protège ses tibias. Raté. Leçon quatre, la contre-volte. Comme ça, tu écartes la lame de ton adversaire, tu tournes, et hop à la faille du cou, ça entre comme dans du beurre, tu vois? Technique, mais si joli quand c'est réussi. Tu trouves aussi? Leçon cinq, le coup de taille grobillistique. D'accord, ça nécessite une sacrée lame et une force indécente. Vous doutiez que j'en aie assez? Maintenant vous savez. Mais bien, la tentative de parade. N'achète pas ton arme à Hermes, la prochaine fois. Hum, pas mal, cette lame. Pas encore sept d'un coup, il était costaud ce petit tailleur. Parade, mmm, parade encore, holà ils s'excitent les jeunots! Esquive, t'avances pas comme ça petit, tu vas y perdre la tête. On se glisse par ici, utilisation optimale du tranchant, oh, les entrailles, c'est dégueulasse. Bon, on accélère un peu le mouvement, pour voir s'ils suivent. Non? Arf. Tant pis pour toi. Trancher un p'tit cou c'est agréable... Ah, il est vif celui-ci! Jolie parade! Mais pas assez. Viens par là, j't'invite chez une copine...hein la Mort? Tu t'amuses, j'espère? Allez, je t'envoie aussi celui-ci, je te sais accueillante. Hum, esquive, aie, désolé mon gros, l'aine c'est vicieux, je visais un peu plus haut. Eh, Dragon, tu te fais vieux? Et arrêtes de rêvasser, bon sang! Allez, trois pas en avant, on fauche à gauche, on esquive et on pointe à droite, parade, feinte, contre-volte et trois de moins. Mmm. ça se calme. Plus que six. Cinq. Quatre. Ha, tu hésites, hein? Moi pas. Trois. Et toi? Tu recules? Mais non, voyons! Ne fuis pas, prend exemple sur ton collègue. Quoi? Il est mort? Un peu, j'admets. Mais...tu sens? Toi aussi. Attends-moi, j'arrive. Bientôt.
L'aube. Le mur a tenu, mais à quel prix? Pour la deuxième fois, les troupes de l'Abbé et du Dragon se sont mutuellement anéanties. Mort, le jeune guerrier qui regrettait sa ferme. Mort le Vampire amical qui lui avait insufflé courage avant la bataille, les archers. Nul ne le conterait jamais au coin d'un feu, mais le petit paysan devenu héros pour la magie d'une histoire avait tué deux Eluros avant de succomber.
Edité par Noir-feu le 11/01/12 à 22:07
Roxar | 12/01/12 13:11
Comment ça c'est pas le héro de l'histoire ?
(Sublime, le passage sur les divagations intérieures de Noir-Feu sont juste géniales, on s'y croirait ... mais on préfère ne pas y être )
Roxar, humble guerrier nain
Noir-feu | 13/01/12 22:04
-Seigneur, la première enceinte est perdue.
-C'était inévitable. Nos pertes?
-Trois archers, cent quarante deux zombies et deux-cents soixante et un vampires, Seigneur.
-Mmm. Trop...beaucoup trop. Un rude combattant cet Abbé. Les pertes de l'adversaire?
-Un archer et quatre-cents soixante trois Eluros. Sur un peu plus de sept-cents.
-Pas la gloire... J'espère que c'est assez pour que l'Abbé ait besoin d'une lune pour reconstituer ses armées. Je suppose que nous avons aussi perdu tous les bâtiments de la première enceinte?
-Malheureusement, Seigneur. Les dégâts ont été très conséquents, tout a été rasé, nous n'avons rien pu faire...avoue piteusement Troëren.
Le Dragon sourit légèrement, donnant une petite tape sur l'épaule de son officier.
-Allons. Nous savions que cela arriverait. Vous n'y êtes pour rien. Envoyez quelques Harpies affaiblir un peu l'Abbé et renforcez les défenses du deuxième mur au mieux.
-Nous ne le tiendrons pas longtemps, murmure sombrement le Vampire.
-En effet. Mais notre adversaire se souviendra peut-être de nous avec affection si nous lui offrons une dernière belle bataille. Allez, Troëren. La prochaine lune sera calme, reposez-vous. Quand se lèvera la cinquante-sixième, nous ferons trembler cette terre ensemble, une ultime fois.
-Elle tremblera, Seigneur.
Elle tremble toujours. La Terre. Vous ne le sentez peut-être pas, mais les Feux se tournent et se retournent en son coeur, s'agitant en leur sommeil parfois brutalement interrompu pour un éclat de colère, jaillissement de laves, rocs en fusion, cendres acides et coulées ardentes qui emportent tout sur leur passage. Moi aussi je tremble, maintenant que l'heure approche. Bien rares sont les voies qui me sont restées inconnues, au fil des ères. J'ai conversé avec la Mort, je l'ai contrainte, tant de fois. Elle, toujours grinçante et moqueuse, s'est prêtée à mon jeu, se régalant des reliefs de ma danse, morts en pagaille, combien de vies ai-je tranchées, consumées? Aucune idée. Je ne veux pas savoir. Je t'ai bien servie, vieille dame aux sombres voiles, et voilà pourtant que je crains, presque, de contempler à nouveau le fond de tes orbites caverneuses. Le prix? Quel prix, vieille folle? Le prix de m'avoir laissé en vie? Comme si tu avais eu le choix. C'est moi qui devrais te charger du prix sanglant et amer de mon existence. Et séparer ton odieuse caboche de ton squelette malingre. Mais je vois cette atroce lueur avide, dans le néant de ta pensée. Tu rêves que je fasse cela, n'est-ce pas? Pourquoi? Mais pour me contraindre enfin, fourbe amie. Pour m'obliger par ce code dont je me réclame à assumer ton rôle. Tu serais libre alors, libre de faucher à ta guise, toi qui ne te soucie pas de préserver quelques graines pour l'année suivante. Que feras-tu, quand il n'y aura plus d'âmes à juger, à tourmenter? Oh, je sais, tu t'assiéras, et tu attendras. Éternellement. Seulement vois-tu, cette perspective ne m'attire pas. Je crois que je vais te laisser ton trône macabre, à la réflexion.
~~~
Lune 55:
Extrait du journal d'un guerrier inconnu:
Une centaine de harpies s'est abattue sur la forteresse de l'Abbé, prenant les défenseurs par surprise et leur infligeant de nombreuses pertes. Cela ne suffira pas, pourtant, nous le savons. Notre défense est misérable, elle ne résistera pas au prochain assaut. Certains se réfugient dans la prière, d'autres dans les plaisirs de la vie. Nous allons mourir demain et c'est une désagréable sensation. Je suis si épuisé que le sommeil me fuit, je sais que cela ne m'aidera pas demain, mais après tout, pourquoi s'efforcer de retarder encore l'inéluctable? Pensée stupide, je sais bien que je me battrai comme un diable pour survivre le plus longtemps possible. Je vais aller marcher un peu sur le mur, prendre l'air et contempler les étoiles me fera du bien. J'aurais voulu embrasser ma femme, une dernière fois, mais je suis heureux de la savoir loin de cette nasse mortelle.
~~~
Lune 56:
Nous y sommes. L'instant de tous les instants. Tout est devenu si clair, si pur, c'est étrange comme les choses sont plus lumineuses quand la fin est juste devant nous, si proche que nous pourrions la toucher simplement en tendant la main. Toutes les danses s'imbriquent, jusqu'à ne former plus qu'une seule, est-ce un arbre qu'elle symbolise? Ou est-ce l'arbre qui la symbolise? Qu'importe, je suis devenu la Danse, reflet clair-obscur d'un rêve à jamais inachevé, comment pourrait-il en être autrement? Ils attaquent par centaines, les redoutables moines-soldats de l'Abbaye de Saint-Kloarn. Le choc des armées est dantesque, brutal et glacial. Nous avons l'avantage de la position, mais nous sommes si peu. Il est temps d'emprunter la Porte, reculer ne sert plus à rien et aucun de nous ne le souhaite. Allons, que la Danse s'achève bellement!
Nous semons un véritable carnage dans les rangs de l'ennemi, sans vraiment y penser, sans plus préméditer la moindre stratégie. Elle ne servirait à rien, nous nous enfonçons inexorablement dans la défaite, chaque Vampire qui tombe engendre une brèche que nul ne vient plus combler dans notre ligne si étiolée qu'il est totalement absurde qu'elle résiste encore. Parade, estoc mortel, esquive, tuer, encore, et encore. Les corps s'empilent autour de moi, rendant le chemin périlleux pour ceux qui tentent de m'approcher. Ils meurent, encore et encore, mais il en vient toujours plus. Un bref répit, aussitôt mis à profit pour examiner la situation générale. Sur ma gauche, les défenseurs cèdent subitement, les hurlements victorieux des Eluros couvrent un bref instant les clameurs de la bataille, insinuant le doute dans ceux qui s'opposent encore à eux. Je les vois mourir, cette fois, ces combattants d'exception qui ont formé si longtemps le fer de lance de mes armées. L'un après l'autre ils trépassent, leur regard manifestant une profonde surprise. Ô douleur atroce, sublime, la mort n'est pas réservée aux autres, mes frères. C'est à notre tour. Sur ma droite, les douze premiers combattants de la Légion d'Ivoire, les douze derniers aussi, mènent une dernière geste d'une beauté à en couper le souffle. Mon coeur se gonfle de fierté, puérile mais si douce en ces instants, de les voir magnifier ces Danses de Guerre que je me suis efforcé si longuement de leur enseigner. Ils se battent comme un seul, avec une sauvagerie implacable que le plus exigeant des Dragons se verrait contraint d'admirer, et les Eluros reculent, abasourdis et craintifs devant ces diables qu'ils ne parviennent pas à seulement effleurer. Un geste, nous nous rassemblons immédiatement, les douze Vampires faisant cercle autour de moi. Non pour me protéger, mais pour puiser en moi la force qui commence à leur faire défaut.
Sans hâte, à quoi servirait de se presser quand notre seul rendez-vous est avec la Faucheuse, nous nous frayons un chemin en direction de la nef centrale de la citadelle, là où tout doit s'achever, ainsi que je l'ai voulu. Les Troupes de l'Abbé sont partout, ravageant et saccageant tout, rendant à la poussière ce qui en a jailli en des temps meilleurs. Seule la bâtisse centrale a été épargnée, et pour cause: ses portes et ses murs ont été bâtis selon les règles les plus épurées des bâtisseurs, de nombreuses runes renforcent l'ensemble capable de résister aux plus lourdes machines de siège. Une pensée, les battants s'écartent devant nous. Je ne les referme pas, à quoi bon? Enfin, nous parvenons au coeur de la forteresse, vaste salle ovale dont le plafond arachnéen est soutenu de massifs piliers heptagonaux. Tout a été vidé, les murs sont nus, de même que l'estrade où se trouvait mon trône et le sol, merveilleux assemblage de dalles elles aussi heptagonales et si finement ajustées qu'il est impossible de glisser une feuille entre elles. Prudemment, les premiers Eluros entrent dans la nef, une terreur superstitieuse ralentissant leur pas. Inquiets, ils jettent de fréquents regards vers l'entrée, espérant y voir la silhouette de leur Abbé, qui sans doute saura comment mettre à bas les treize démons capables à eux seuls de mettre à mal une armée d'Eluros déchaînés. Ils se déploient en demi cercle, les yeux plissés, les armes hautes, prêts à se jeter dans la moindre faille de la défense. Mais de faille, il n'y a point. Nous sommes la Légion d'Ivoire et nous sommes invincibles.
L'Abbé, le voilà, enfin. Plus question de temporiser, cette fois. Je sens qu'il veut en finir, mettre enfin un terme à ce duel qui l'a trop affaibli pour qu'il ait conservé la moindre chance pour le suivant. Nous nous fixons, longuement, silencieusement, alors que tous les êtres présents sont suspendus à leur guide, n'attendant qu'un signe infime pour reprendre le massacre. Allons, il est temps d'en finir.
-Légion d'Ivoire. Rengainez.
Avec une synchronisation parfaite, les douze vampires remettent leur arme au fourreau, sous le regard ébahi des Eluros et de l'Abbé.
-Seigneur Abbé, je vous salue. J'ai une requête à vous présenter, ma dernière volonté: laissez partir mes légionnaires. Après quoi, nous achèverons cette Danse seuls, vous et moi.
-Non! Non Seigneur! Nous...objecte Troëren avec virulence.
Le Dragon Noir irradiant d'une sourde fureur contenue darde un regard polaire sur son officier, sa voix claquant et résonnant comme un fouet dans la vaste salle:
-Silence! Plus un mot, Commandant.
Lentement, Noir-Feu quitte un Troëren vaincu des yeux, reposant toute son attention sur l'Abbé, qui a observé toute la scène avec une parfaite impassibilité, seul un infime sourire au coin de ses lèvres témoignant peut-être de sa satisfaction à se trouver là, en vainqueur incontestable, au centre de la citadelle du Noir.
-Alors Maître Lludd?
-Soit, acquiesce l'homme de foi, qui fait signe de son long crucifix de combat aux Eluros de s'écarter.
Les douze Vampires fixent leur Seigneur d'un regard douloureux, à chacun il rend un instant d'intention si intense que les airs semblent crépiter et flamboyer entre eux. Enfin, Noir-Feu incline la tête en un signe de profond respect, puis leur désigne l'allée dégagée d'une main qui ne tremble pas:
-Allez. Vous serez la Lame d'Ombre-Lune. Ne me décevez pas.
Après une dernière révérence, adressée d'abord à l'Abbé puis au Dragon, les douze Vampires quittent la nef d'un pas souple et rapide alors que leurs pensées se redéploient en une sauvage et tumultueuse joie à mesure que s'éloigne leur fin. Noir-Feu sourit légèrement, s'accroupissant pour poser son arme à terre. D'une pensée, il libère les forces contenues dans la lame d'esprit, les remerciant d'un murmure en un langage oublié. Vivement il se relève, sourit amicalement à l'Abbé.
-A nous deux. J'ai eu le plus grand plaisir à mener contre vous cette dernière joute, cher Abbé. Merci pour ce beau combat, et félicitations pour votre glorieuse victoire! Qu'il convient maintenant d'entériner, ainsi que vous le savez, par ma fin. Faites ce que vous avez à faire, mon ami, je vous salue bien bas. Gloire à Saint-Kloarn et à son ale!
L'Abbé lève un regard suppliant et illuminé vers les cieux, murmurant avec ferveur quelques cantiques de son crû, puis il tend brusquement son crucifix en direction de Noir-Feu tandis qu'un fin rai de lumière divine franchit la pierre massive de la forteresse pour venir frapper le crucifix qui s'en nimbe de plus en plus largement. Soudain, la puissance du Dieu de l'Abbé canalisée par l'artefact engloutit le Seigneur d'Obsidienne dans une explosion lumineuse insoutenable alors même que résonne lugubrement dans la forteresse un effroyable coup de tonnerre. Bien vite, les hurlement de victoire des moines-soldats résonnent partout dans la forteresse vaincue, la bière de l'Abbé coulera à flots, ce matin.
Là où se tenait le Dragon Noir, seule demeure, incrustée dans la pierre, une étrange arabesque en forme de croissant de lune, d'un blanc épuré. Ce qu'elle signifie, nul ne le sait. Les Bardes raconteront peut-être que le Noir qui avait vaincu la Mort devint Blanc, et que devant commencer un nouveau cycle, il choisit d'être une pierre pour sa première Vie.
Fin
Edité par Noir-feu le 13/01/12 à 22:39
Roxar | 13/01/12 23:17
Il fallait en arrivé là mais ça fait mal quand même ...
Roxar, humble guerrier nain