Forum - Le chemin : Chapitre V, Une sortie.

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Celimbrimbor | 28/12/11 13:24

It's a new dawn, it's a new day, it's a new life
For me
And I'm feeling good
N. Simone


Depuis le hublot il ne distinguait rien. Les bords du tunnel, invisibles à force de noirceur, se répondaient en de curieux échos de ténèbres épaisses. Dans ce vide entre les choses, l'opacité prenait une dimension physique étrange. Palpable, elle formait, au-delà de la verrière, un paysage monolithique, marin ; une couche poisseuse dans laquelle se mouvait sereinement le vaisseau mais que, depuis ce point de vue, il paraissait impossible de percer. Cette gélatine intangible nivelait tout ce qui se trouvait en elle et l'oeil n'achoppait sur aucun point de repère dans l'étendue muette. Il n'y avait, et depuis le début de ce passage au sein du tunnel, depuis que la lourde carapace métallique s'était rétractée pour libérer la vitre, rien à voir. Le capitaine s'installait pourtant en ce théâtre unique tous les cycles et contemplait obstinément le décors absent de cette scène nue où jamais rien ne se jouait. Quelque chose le fascinait ici, il ne savait quoi d'obscur qui l'absorbait et qui, bientôt, devint lui. En un acte de mimétisme insolite, le capitaine perdit sa substance au travers du hublot et il resta de lui un vide, silhouetté uniquement par le temps et sa mission. Il continua néanmoins de revenir, de s'engluer à cette fenêtre incongrue bien que, à ses yeux, il n'y eût plus vraiment de différence en ce qu'il était et ce qu'il voyait. La vérité déjà ténue du réel s'effaça complètement pour laisser place à autre chose, puissamment orienté et indéfini.

Cet effacement, cumulé à la façon qu'il avait de ne pas exister au sein du gigantesque cercueil eut pour effet la disparition progressive de la réalité. Après un temps de voyage, sa croyance en une vérité extérieure s'échevela. Parti d'une faible suspicion, le capitaine avait glissé jusqu'à la négation complète de la possibilité que les choses existassent en dehors de lui. Tout, autour, provenait de lui ; l'éclairage des couloirs qui s'éveillait à son passage, la Simulation aussi le renforçaient dans ce solipsisme fou. La régularité de sa mission seulement l'arrachait à l'abyme chaque fois qu'il devait, dans ses rondes lancinantes, s'assurer que les fantômes sur lesquels il veillait ne s'éteignissent pas. Ainsi allait-il, baignant dans une paix huileuse voisine de la mort, oscillant entre cauchemar et rêve.

Cet univers fermé produisit sur le capitaine un changement dangereux. Le mécanisme de sa vision se mit, d'une certaine façon, à opérer à l'envers. Il ne se nourrissait plus de l'extérieur mais y imprimait ce qu'il était. Il niait la possibilité qu'il fût plein et ne voyait que ce qu'il projetait : une noirceur lumineuse qui occupait l'infini. Prisonnier d'un système de représentation semblable à deux miroirs mis face à face, il manqua longtemps d'accepter l'existence du bout du tunnel. Cette porte de sortie avait existé dès l'entrée entre les choses, même si pendant des années elle n'avait été qu'un point indiscernable au loin. Elle avait grossi, la durée du voyage, tel un abcès que le temps gonfle, mais il demeura incapable de la voir tant il ne pouvait accepter que le néant. Il refusa de laisser cette ouverture faire partie de sa carapace d'éternité jusqu'à ce que la réalité le frappât suffisamment fort pour la faire voler en éclat.

Ainsi, c'est seulement quand les petits moteurs auxiliaires nécessaires aux manoeuvres de sortie se mirent en marche pour pallier les très légères incorrections de trajectoire, quand un cliquetis discret, assourdissant, envahit le navire avec l'insistance d'un tambour, quand la vitesse relative du vaisseau diminua imperceptiblement ; c'est seulement alors que le capitaine ouvrit les yeux et réapprit à voir. La ridicule bordure scintillante qu'il refusait depuis tant d'années occupait à présent les deux tiers du hublot et, plus qu'une bordure, c'était une bouche, une ouverture fantastique d'où jaillissaient des lumières aveuglantes. C'était une déchirure nette dans le voile de la fausse nuit, qui révélait enfin une vision inconnue depuis plus de cent ans, un véritable espace, un véritable ciel, peuplé de planètes, de lunes et de comètes.

S'ils avaient été présents, les architectes du vaisseau se seraient félicités d'avoir cédé au caprice du capitaine et d'avoir finalement installé cette fragile fenêtre, susceptible de toutes les brisures, de tous les incidents, en plein front du navire. Les concepteurs de la mission auraient célébré l'insistance entêtée du capitaine à vouloir un hublot sur son vaisseau. Tous auraient réalisé à quel point cette demande imbécile, que le capitaine lui-même n'arriva jamais à motiver autrement que par un discours vague, tenait de la clairvoyance. Car cette décisions seule devait le sauver de la noyade et le ramener lentement à une réalité certaine. Le choc final n'eut rien de graduel, son esprit ne lui offrit pas cette chance. Le capitaine ne comprit rien quand il se retrouva à genoux devant le hublot, en larmes. Il ne put même pas être surpris - il avait oublié jusqu'au mot. Là, le front contre la vitre froide, il ne saisit pas que le lent travail de sape de la formidable machine de son esprit touchait enfin au but. Le capitaine, malgré la façon incroyable dont il s'était tordu et façonné, malgré la formidable armure de temps qui le recouvrait, se découvrit sensible en cet instant de catastrophe.

D'entre les plis verrouillés de sa conscience, à ces endroits de fuite où gisent les choses oubliées que seul l'effort délicat du souvenir dirigé peut faire revenir, étaient remontées des sensations puissantes. Dès que le bord du tunnel avait été autre chose qu'un horizon à peine perceptible, un siège sans merci avait commencé entre la conscience du capitaine qui repoussait l'évidence de toutes ses forces et les replis cachés qui l'accueillaient joyeusement. Pendant très longtemps, jusqu'à ce moment fatidique où l'hallali sonna, les impressions ne furent jamais assez puissants pour émouvoir durablement le capitaine. Même s'il était forcément sans défense contre lui-même, il avait opposé une résistance farouche aux assauts. Jusqu'à ce que ses sentiments s'achoppassent sur une réalité suffisamment ferme pour l'ébranler. Jusqu'à ce qu'il ouvrît les yeux. Jusqu'à cette déchirure devant le hublot dont le vide lui montrait une coupure inouïe, l'encadrement irisé ceignant en tableau l'obscurité piquetée de scintillements.

Malgré la brutalité de la chute, ses esprits ne lui revinrent pas sur l'instant et cette révélation le laissa haletant de nombreux jours d'une routine qui s'effilochait, remplacée par les gestes exceptionnels de la sortie. Mais désormais, si chaque cycle le trouvait encore, ponctuel, à son poste d'observation, il se jouait des drames sur le tissu infini. Un simple éclat se changeait en la possibilité d'un monde particulier, avec ses règles, ses hypothèses, ses habitants. Un clignotement incertain trahissait l'apocalypse d'un univers clos qui touchait à sa fin. L'imagination du capitaine était libre et ce qu'il fabriquait de ses mains possédait bien plus de saveur que les mensonges blancs de la Simulation où il se perdait de moins en moins. Au-delà même de la valeur qu'il leur conférait, les choses reprenaient un sens en elles-mêmes, la réalité se réaffirmait. Ainsi, dans ces derniers instants dans le vide entre les choses, le capitaine réapprenait à être. Ses gestes devenaient moins automatiques, certaines disparurent simplement. Il pesait dorénavant la routine à l'aune de la raison. Dans ce temps long où les navires perdirent presque tout de leur vitesse insensée, le capitaine ralluma les lumières des couloirs, ne craignant plus l'obscurité ou la solitude. Il n'était plus isolé, de toute façon, tant il peuplait ses rondes de discussions impossibles avec les prisonniers de l'ambre. Avec ces miroirs autre que lui-même, il inventait ou redécouvrait des histoires qu'il croyait avoir perdu pour toujours. Ses tours perdirent doucement l'aspect mortifère qu'elles possédèrent un jour ; le capitaine n'y expiait plus quelque faute. Chacun le trouvait un peu plus joyeux, un peu plus lui-même. Avec ce temps, le compte à rebours qui l'animait s'effaça pour laisser place à un savoir profond et ô combien plus gai : la mission, cette mission, connaîtrait une fin, bientôt. Il n'avait plus besoin de se dissoudre dans la seconde car elle ne comptait plus, elle était redevenue un moment, pareil à tout autre, qu'il fallait investir, de joie ou de tristesse. Débarrassé du carcan, ses cauchemars le désertèrent progressivement et il n'erra plus la nuit.

Finalement le capitaine ne fut plus double et son unité retrouvée l'apaisa. Grâce à elle, il se réappropria le monde avec l'enthousiasme d'un jeune enfant. L'univers gris et froid du vaisseau n'avait pas changé, mais des éclats de rire spontanés brisaient à présent le silence tandis que l'écho de ses pas s'attardait dans les coursives qu'il traversait en courant, pour voir, pour savoir, pour faire le joueur. Car il ne hantait plus les couloirs telle une ombre ; il y filait à présent, pantelant d'un point à l'autre du navire, pour déclencher les machines qui manoeuvreraient lors de la sortie du tunnel. Il aurait bien sûr pu le faire depuis son poste de commandement, mais la douleur aigüe qui faisait hurler son corps lui montrait tellement qu'il était en vie qu'il ne s'en passait qu'avec difficulté. La Simulation ne l'attirait plus et il savait du reste que lorsqu'ils seraient sortis, il devrait y passer le plus clair de son temps pour diriger son navire dans l'éther, pour sans cesse corriger trajectoire et vitesse. Ce serait différent d'alors, elle lui offrirait les étoiles et les planètes, mais il ne s'essoufflerait plus pareil et la fatigue ne serait plus la même. Trop heureux de se découvrir vivant à nouveau, le capitaine profitait de cette renaissance tant qu'il pouvait, il respirait à plein poumon la réalité des choses

Plus enclin chaque cycle à bousculer la routine, il lui manquait pourtant un unique élément pour redevenir plus que le capitaine. Son reflet le contemplait encore anonymement, d'où qu'il le regardât. Ce n'était pas si important, croyait-il, mais au coeur de l'immense joie qui brûlait en lui, ce manque était comme un bloc de glace incompréhensible.

Le capitaine. Il était le capitaine. Mais au-delà ? Ce lui-même qu'il redevenait, qu'était-ce finalement ? Son visage ne lui disait rien, dissimulé derrière l'uniforme noir. Dans ses rêves, ses souvenirs restaient blancs lorsqu'ils le nommaient. Le discours au départ, quand ils furent tous appelés, tous les quatre, même ceux qui étaient morts, ne prononçait pas son nom. Et, plus étrange que tout, une silhouette brouillée qui semblait le connaître le hantait à présent, tout à la fois grâce infinie et mur infranchissable. Confusément, il savait qui était ce spectre, quelque part en lui s'éveillait et débordait de chaleur quand il apparaissait, mais il n'arrivait pas à l'identifier. Il lui disait quelque chose, le capitaine le sentait, mais aucun son ne sortait d'entre ses lèvres. Et puis, un matin, le rideau de métal vint claquer contre son butoir et réveilla le capitaine. Il se redressa machinalement, tourna les yeux vers le hublot, plus loin, pour vérifier que celui-ci s'était bien fermé.

Voilà. Les navires étaient sortis du tunnel. La dernière phase du trajet commençait.

Avec un soupire épuisé, il se rejeta en arrière et s'étira, accrochant l'horloge au plafond du regard.

Elle cliqueta la mesure. Quelque chose en lui répondit.

Dans le silence du vaisseau, le capitaine murmura son nom finalement retrouvé et sourit : ce jour, tout irait bien. Elle s'emmitoufla dans ses draps et ferma les yeux pour aller retrouver celui qu'elle avait aimé le plus au monde. Dans les bras d'un souvenir plus cher que sa vie, Aléna Jüdor s'endormit. Le drame était fini.

Edité par Celimbrimbor le 28/12/11 à 13:28

Ap'poh Calypso | 10/01/12 14:11

J'aime toujours :)
désolé pour le retard à l'avoir lu. Je sais comme il est important de sentir des yeux parcourant son travail enfanté.

Ap'Poh Calypso

"Douceur et rage"

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