Forum - Le chemin : Chapitre IV, Des incidents.
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Celimbrimbor | 28/07/11 13:44
I don't predict the future
I don't care about the past
Dropkick Murphys
Tout le monde l'avait su avant même que les navires fussent lancés, mais chacun, à force de voeux pieux, de mensonges à soi adressés qui ne leurraient personne ou de rationalisations forcenées, s'était petit à petit persuadé que, grâce aux efforts fournis, au soin apporté à la préparation des hommes, finalement, l'expédition ne serait peut-être pas si terrible. Pourtant, s'ils avaient été là, ces gens pleins d'espérance, ils se seraient aperçus que rien ne tenait la comparaison avec le terrain auquel le capitaine se trouvait confronté à chaque instant.
Il ne blâmait cependant pas les concepteurs du projet qui avaient fait au mieux pour leur proposer une campagne de répétition s'approchant autant que faire ce pouvait de ce qu'ils imaginaient alors que leurs pilotes subiraient finalement.
Voilà.
Ils avaient supposé et misé sur la proximité entre leurs hypothèses les plus étranges et la vérité des faits, sans jamais pouvoir vérifier si leurs scénarios ne restaient pas en deçà du réel. Et puis, à présent que le jeu ne dépendant plus de personne, sinon de lui ; que tout avait été accompli et que la chance se faisait presque seule maîtresse du destin de ces êtres, il aurait été idiot, si son âme malade en avait eu l'espace, de leur imputer la faute de sa démence. Même alliés, les esprits les plus brillants n'avaient pu concevoir l'inconcevable. Tout l'art résidait maintenant dans l'individu, dans sa capacité de composer avec les moyens du bord, d'improviser des solutions de fortune depuis des canevas connus par coeur et de résoudre les problèmes un par un. Alors, dans son fabuleux cercueil au coeur du vide entre les choses où personne ne l'aurait entendu se plaindre, il allait son chemin avec une placidité que nulle frayeur injustifiée ne venait entamer.
En dépit de l'extrême solitude dans laquelle il était plongé, seule responsable sans doute de la schizophrénie qui le dévorait, le capitaine ne s'était inventé aucune chimère pour peupler les tièdes corridors du vaisseau. Quand s'élevait un bruit, peu importe qu'il fût étranger ou soudain, il n'éveillait pas la menace d'un second passager tapis dans un recoin, mais le ramenait immanquablement à un son identifié, cliquetis déformé d'une pièce mécanique ou grincement étouffé d'une porte qui fonctionnait mal. Et lorsqu'il n'arrivait pas à les réduire immédiatement, ces accidents éphémères devenaient autant d'énigmes enfantines que sa conscience malade et corsetée décortiquait, pliait et résolvait bientôt, sans frayer de son tracé. Il ne s'attendait jamais à voir surgir du repli d'un couloir quelque chose qui viendrait déchiqueter son corps, fouailler ses entrailles et se repaître de son sang. Il savait, et ce qu'il savait faisait que telle pensée ne le frappait jamais, pas même pour le divertir. S'il ne l'avait pas supervisé, laissant cette tâche à d'autres, plus qualifiés, le capitaine avait assisté au chargement, pièce après pièce, de son navire. Dès avant le lancement, quand il avait appris son affectation en tant que premier capitaine à ce vaisseau, il avait été là, prêtant attention au moindre détail, pour tout connaître, tout comprendre et ne laisser aucune place à l'inconnu. Voici de quoi aurait été constituées ses terreurs s'il en avait pu avoir. Certain qu'il ne supporterait pas que les choses lui échappassent, que le flot des évènements lui glissât entre les doigts plutôt qu'il influât sur ce cours précieux, il avait méticuleusement, avec une patience et une rigueur effrayante, reconnu les lieux, les avait fait siens, jusqu'à tout en savoir. Pendant plusieurs années de voyage cela l'avait occupé et distrait du plus formidable ennemi qu'il aurait à affronter dans un face à face sans merci.
Le capitaine n'ignora pas une seconde que son duel contre le temps était perdu d'avance.
Il ne s'était pas leurré sur les nombreuses armes de son adversaire ou sur leur efficacité. Il lui sembla entendre le rire sarcastique de la folie le jour du décollage, lorsqu'il prit possession de ses quartiers. Jour après jour, goguenarde, sa face au miroir le défiait et la vieillesse ricanait un peu plus grinçante à chaque fois, parce qu'elle aussi savait : le capitaine ne pouvait pas gagner. Le seul but de ce jeu était de retarder cet inévitable, de tirer du néant de solides défenses. Cela, jusqu'au dernier instant sur Iz, occupa ses réflexions et celles de ses trois confrères.
L'un pensa s'abymer dans un amoncellement de livres dont rien, sinon ses obligations, ne viendrait le tirer, l'autre embarqua une myriade de petites pièces d'un jeu de construction dont il pensait que l'ouvrage, sans cesse recommencé, le préserverait, le troisième supposa qu'une variété d'énigmes et de problèmes insolubles lui permettrait de tenir le temps à distance. Aucune de ces solutions ne parut viable aux yeux du capitaine. Le temps, si implacable, si solitaire, si long, aurait raison de toutes activités tôt ou tard. Il n'y avait pas d'alliés à trouver en dehors de soi-même, il ne fallait compter sur personne et questionner toujours ses limites. La leçon était dure, peut-être, mais constituait la seule chose en laquelle il crut suffisamment pour s'y raccrocher. Cette pensée en tête, il était définitivement monté à bord et ce fut ainsi que le capitaine vainquit le temps.
Partout, il avait installé des horloges, dans tous les passages qu'il fréquenterait, sans regard pour la régularité de ces passages. Quand elles lui manquèrent, il les remplaça par des petits dispositifs qui battaient inlassablement la seconde, toc après tic. Par un tour de force respectable, il s'arrangea pour que tout fut aligné sur un seul et même tempo, unique de la poupe à la proue ; lui-même portait une montre au poignet droit et un chronomètre de rechange dans une poche. Cette obsession du temps ne témoignait pas d'une folie qu'il aurait incidemment développée, même si, de l'extérieur, pareille lubie semblait telle, mais signalait au contraire une stratégie étrange mais soigneusement pensée. Plutôt que de lutter contre un adversaire qui l'aurait fatalement submergé, le capitaine avait considéré et parié qu'il valait mieux s'y identifier, s'y glisser jusqu'au point, presque, de non retour. Il s'était, lentement, au terme d'un processus épuisant et long, dissout dans l'insoutenable seconde, dans ce rythme entêtant, insensé, partout présent. Petit à petit il se délaissa, dans une progression irréelle, de tout ce qu'il était pour ne demeurer plus qu'une sorte d'absolu vital, de reliquat machinal, un résidu d'être insensible qui ne pensait plus, qui comptait : à la seconde près, il pouvait annoncer la distance qui séparer le vaisseau de son terminus dans les étoiles.
À force de cette non-vie la monotonie, finalement, lui devint une seconde peau, une armure d'indifférence dont il ne se départit pas avant l'atterrissage. Il se trouvait, avec une régularité mécanique venue d'un autre monde, aux endroits et horaires précis qu'il avait définit aux premiers temps du voyage. Cette transfiguration insensée mais mûrement réfléchie, établie à l'avance et qui ne laissait aucune place au hasard, lui permit probablement d'échapper à la folie qui dévora les quatre autres. Certes, lorsqu'il se tenait au hublot, ses grands yeux gris happant le vide, il n'y paraissait que parce que l'heure lui dictait de le faire et ne réussit jamais à penser à ce que sa position possédait d'unique et de terrible, mais cela seul l'empêcha de se suicider ou de sombrer dans la démence la plus noire. Pire encore, une telle mécanicité lui permit immanquablement de déceler chez les autres les prémisses de problèmes à venir. Enfin, hasard infini ou habile fonctionnement de l'esprit, la schizophrénie torturée qui le faisait errer la nuit dans le noir, la conscience éteinte et allumée, lui permettait de se débarrasser presque tout entier de la tension provoquée par cette existence. Évidemment, comme tous les autres, il perdit énormément de poids la première année avant d'atteindre un certain point d'équilibre, mais lui, contrairement à eux, ne mourut pas.
Il avait pris soin de ne se laisser aucune fenêtre d'expression et, ayant supposé justement que ces incidents arriverait, il s'était calculé un moment consacré à répondre à tous les soucis de sécurité, y compris les cas épineux de capitaine défaillant. Ainsi, cette vie chronométrée ne connut comme cahots que les instants où il lui fallut dévier de sa régularité pour convaincre ses égaux de la folie d'un des leurs. Chaque fois, pour entretenir avec les siens un dialogue qui allait bien au-delà que le simple échange de données quotidien, il dut s'arracher à la combinaison de temps qui collait à son âme, pour la passer de nouveau aussitôt son devoir rempli, et ces incartades lui causaient une douleur infinie.
Mais le succès de la mission était à ce prix, alors il serrait les dents et, inéluctable, accomplissait ce qu'il devait accomplir sans l'ombre d'une hésitation.
Dans ce coma éveillé, plus rien ne l'affectait et il se contentait d'être efficace, froidement. Pourtant, de jour, il arrivait que cette armure impensable se fendillât. De telles craquelures, pour tout insensibles qu'elles fussent, témoignaient des accidents de la chance et des tours pendables que le voyage réservait à cet être inquiétant. Fort heureusement, il fut assez solide pour ne pas voler en éclat sous ces coups de bélier imperceptibles qui brisèrent ses pairs, qu'il condamna à mort, un à un, sans regret.
C'était un reflet aperçu sur l'ambre qui lui faisait se remémorer un être aimé ; le glissement d'une porte qui, une seconde, évoquait l'odeur de la pluie sur la plaine. Dans ces instants, rares à l'extrême pour le salut de sa cargaison insolite, le capitaine n'existait plus qu'à ses souvenirs. Tout le voyage, d'un seul coup, lui échappait et il s'effondrait si le claquement froid des horloges ne le rappelait pas à l'ordre sur le champ. Alors il reprenait sa marche délicate, comme écartant du pied ce caillou inattendu, oubliant à chaque fois un peu plus ce qu'il était en dehors de sa mission et de son décompte invraisemblable.
Si telle conception du salut n'aurait pas manqué, à cause de la pure folie qu'elle représentait, de terrifier les savants qui présidèrent au projet, elle fut pourtant à l'origine de la survie des quatre navires et de la réussite de leur entreprise. Emprisonné qu'il était, le capitaine pouvait, simplement en comparant les données personnelles des autres pilotes avec les siennes, vérifier si quelque chose ne cliquetait pas en cadence. Ainsi sauva-t-il quatre fois les dormeurs des autres navires, en relevant scrupuleusement les problèmes de ses confrères, en les pointant du doigt sans pitié et en présidant à leur décès de même.
Aussi minimes qu'ils furent, ces incidents laissèrent des traces profondes, invisibles sur l'heure, dans l'esprit du capitaine. Bien sûr, ils ne l'empêchèrent pas de dormir la nuit, il ne dormait déjà plus, comme ils ne pesèrent pas sur une conscience qui, de toute façon, était trop éteinte, ou trop occupée à compter, pour s'émouvoir. Mais ce fut lui qui, avant les autres, découvrit les désordres alimentaires du lecteur et les variations inquiétante de sa courbe de poids. Il avait traité ces données sans les considérer comme pertinentes dans un premier temps ; une part de lui, enfouie profond, espérant même qu'un autre s'en apercevrait et s'en inquiéterait à sa place. C'était le début du voyage dans le tunnel.
Il ne commit jamais plus pareille erreur qui avait presque ébranlé sa régularité.
Au bout de l'année qui lui avait été nécessaire pour se convaincre et persuader les autres, il avait libéré le gaz mortel sur un capitaine alors obèse à n'en presque plus passer les portes, qui avait eu le temps, la nuit précédente, comme animé de prescience, de saboter un corridor complet de passagers. Ses cris de douleur et ces deux rangées de visages à jamais figés prélevèrent leur lourd tribut sur le capitaine quand bien même il ne s'en rendit compte ni n'en sortit changé.
La conséquence la plus directe de cette exécution fut l'attention que les deux autres survivants originels lui consacrèrent alors, comme en une lutte primale pour la suprématie et la supériorité. Ces deux capitaines suivirent ainsi une pente dangereusement glissante vers une violence indicible. Ils furent éliminés à peu de temps d'intervalles, un ou trois ans, il ne se souvenait plus.
Par contre, le capitaine se rappelait en détail l'acclimatation nécessaire pour qu'il acceptât les nouveaux venus dans sa logique mental de données, comme la méfiance qu'ils nourrirent envers lui, presque dès leur éveil, chose qui l'avait marqué plus superficiellement, et donc visiblement, qu'il l'avait cru possible.
S'il avait pu penser, en dehors de son système hermétiquement clos, il aurait perçu combien il était terrifiant de froideur et que ses crimes pesaient grandement dans l'opinion que les autres pouvaient avoir de lui. Seul un des nouvellement promus, un vieil elfe revenu de tout qui, sur Iz, avait dirigé une cité, semblait, sinon approuver, du moins comprendre son comportement. Il lui fut d'ailleurs un soutien indéfectible quand il fallut convaincre le troisième que son camarade - ils passaient beaucoup trop de temps ensemble, cela le fit tiquer - le manipulait et que s'il ne corrigeait pas l'infime déviation de trajectoire, à peine un millionième de degré d'angle, que son vaisseau avait opéré, la sortie du tunnel serait le théâtre d'une collision affreuse et définitive. L'élément fou fut neutralisé, encore une fois sur ordre du capitaine qui libéra à nouveau le gaz dans l'atmosphère confiné du navire. Parce que l'avancement de la mission le rendait nécessaire, son remplaçant fut formé avec célérité, la sortie du tunnel approchait et le compte du capitaine, imperceptiblement, comme ces serpents qui se déplacent sans sembler bouger, s'étirait vers sa fin. En dépit de cette perspective qui annonçait que le pire était passé, le capitaine gardait le gap avec rigueur et maîtrise, ne s'autorisant que la Simulation pour divaguer, où il perdait toujours contre lui-même, et la nuit profonde pour vagabonder, délirant.
Que les autres l'observassent ne le touchait que peu ; la mission seule importait.
Ces visages pris dans la résine jaune, dans leurs étranges sommeil, ces faces si reposées, porteuses d'un avenir si incroyable, formaient un tout si précieux qu'il en avait vendu son âme. Il l'aurait, du reste, donnée encore et encore pour mener à bien cet exode.
Mais cela, dans le bruissement des horloges, il l'ignorait et seulement son instinct qui le poussait aux tripes, qui le faisait jaillir du lit et avancer tel un automate, en était le témoin.
Le capitaine était dévolu à son vaisseau, à sa mission.
Et dans ce battement incessant, il se perdait consciencieusement pour que l'avenir soit ; pas après pas, tic avec tac, sans que rien ne vînt jamais enrayer ce rythme doucereux.
La Demeure Franche : [Lien HTTP]
Edité par Celimbrimbor le 28/07/11 à 13:53
Rat De Labo | 28/07/11 19:51
Très bien, comme d'habitude. Je me délecte
Le Rat, démon clanique et seigneur du cauchemar.
"La récompense des grands hommes, c'est que, longtemps après leur mort, on n'est pas bien sûr qu'ils soient morts."