Forum - Le chemin : Chapitre III, La nuit.
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Celimbrimbor | 14/05/11 13:17
She walks in beauty, like the night
G. G. Byron
C'était la nuit et seul l'écho brutal de ses pieds sur les dalles glacées réverbéré par les cercueils murmurait au capitaine qu'il ne cauchemardait pas son insomnie mais qu'il déambulait bien dans les couloirs sans lumière. Loin de la rigueur martiale de son pas de ronde, il avançait en toute légèreté, avec une régularité sans rythme que seul le silence figé de l'endroit réussissait à rendre disharmonieuse. Il n'y avait pas d'ordre dans cette démarche de somnambule éveillé, mais aucun n'accident ne l'émaillait non plus. Malgré l'obscurité complète que ses yeux rougis par le manque de sommeil n'arrivait pas à percer, il ne trébuchait pas, il ne se cognait pas aux portes installées régulièrement pour prévenir la progression des flammes. Le capitaine, privé de sommeil depuis bien trop de temps pour sa sécurité - et celle du vaisseau du reste, mais cela comptait-il réellement dans ces songes menteurs ? - marchait sans y être vraiment dans les couloirs solitaires qu'il connaissait par coeur. C'était son fief après tout, son fort de solitude. Depuis des années il tenait un compte inconscient de ses pas qui lui indiquait précisément où, sur le plan imaginaire du navire qui planait en permanence aux franges de sa conscience, il se trouvait. Et, eût-il douté une seconde de son instinct qu'un simple geste de la main, effleurer de la paume la surface de l'ambre, l'aurait renseigné.
Là, sur chacune des bières, un matricule se trouvait gravé, suite de chiffres et de lettres dont personne n'avait expliqué la signification au capitaine. De toute façon, ils ne pouvaient être que secondaires à la mission et, par conséquent, il ne s'y était jamais intéressé de près. Cela n'avait pas empêché qu'il les mémorisât tous, ainsi que les fantômes de visages qui flottaient derrière eux et qui hantaient ses déambulations nocturnes. Parfois, rarement, ses doigts fins parcouraient le détail d'une inscription, avec une infinie douceur, sans raison valable autre que celle d'évoquer, dans ce noir insondable, une silhouette, pour un petit instant, pour mettre une réalité sous ces codes qui clignotaient quand la Simulation lui signalait un problème, pour égayer l'isolement d'une compagnie quelconque.
Il marchait sans peser, il passait dans les coursives comme un fantôme impalpable dont la réalité même était rendue douteuse par les murs inertes. Il sentait sur lui toute l'étendue de sa solitude et chaque pas scandait, comme la litanie d'un chapelet, la complainte de ce silence meurtrier dans lequel, au bout du compte, le capitaine arrivait à s'oublier. Cela ne durait pas longtemps, de moins en moins à mesure du voyage, à dire vrai, au fur que tout s'alourdissait alors que l'espace où se perdre restait le même, car les insomnies aussi étaient immuablement réglées et chaque marche témoignait de la difficulté croissante à se dissoudre dans un temps toujours identique.
Le capitaine se levait ou quittait son hublot, descendait plusieurs escaliers, s'engageait dans une coursive, cessant de penser aussi tôt que possible et allait, vagabondait droit, accueillant l'inconscience avec soulagement et continuait autant qu'il le pouvait, jusqu'à arriver au terme du long corridor, à la dernière porte, qui ouvrait sur le gouffre des moteurs et ses lumières angoissantes. Là, il faisait demi tour, suivait le même chemin en sens inverse, toujours plongé dans une parfaite obscurité et rentrait s'étendre, pour reposer ses jambes fatiguées, calme, égal, sur sa couche, les yeux grands ouverts sur les ténèbres aveugles et attendait que le vaisseau fasse, de nouveau, inlassablement, inéluctable, advenir le jour. Par chance, une nuit sur dix, environ, l'épuisement l'emportait enfin sur lui et le capitaine, finalement, dormait un peu.
Pendant ces noctambulations, il ne pensait pas à son comportement hasardeux pour le voyage ni à ses confrères qui devaient, forcément, discuter de son cas. Seulement pendant la journée, quand lui-même s'intéressait de près à leur santé, il imaginait que cette habitude pouvait le mener à sa perte plus rapidement si les trois autres venaient à la considérer comme un réel problème. Mais il fallait tout d'abord qu'ils réglassent leurs dérèglements personnels. Tout ceci, alors qu'il errait, la nuit, il n'y pensait pas. Battu par la musique arythmique de ses pas, oublié, il ne pensait pas.
Le capitaine, revenu au départ de son corridor, hésitait toujours de longs instants entre ouvrir la petite porte dérobée qui donnait sur un escalier qui l'amènerait jusqu'à un autre couloir qui débouchait sur ses quartiers, ou prendre l'ascenseur. La nuit il n'aimait pas les emprunter. Ils possédaient leur propre système d'éclairage, autonome, que rien ne pouvait outrepasser. S'il avait pu, facilement, désactiver toutes les sources de lumière, jusqu'aux veilleuses, des couloirs et escaliers - la salle des moteurs ne comptait pas, il ne s'y était rendu que douze fois depuis le début du voyage, une fois l'an pour une vérification visuelle intégrale - il n'avait pas réussi à éteindre les ascenseurs malgré toutes les heures passées dans la Simulation à la recherche d'un interrupteur ou d'un circuit quelconque. Alors il restait là, à l'orée des deux chemins, paralysé dans une hésitation fausse ; il optait toujours pour l'escalier ténébreux, qui lui procurait un vertige qui était comme une drogue.
Le problème, c'était la nuit. Prisonniers de leur atavisme, l'évidente évidence ne leur avait pas sauté aux yeux et les concepteurs de la mission n'avaient pas soupçonné cela. Sur Iz, les deux soleils brillaient en permanence, baignant toute la planète dans leur chaude lueur rouge-orange, agréable début de crépuscule jamais plus vif qu'une fin d'après midi d'été, et ne cédaient le ciel à la nuit complète qu'une fois toutes les cinq années. La nuit était une exception, un évènement, comme la contemplation des étoiles ou l'obscurité, un accident marquant, un étranger à la vie normale de la planète.
Dans l'atmosphère confinée du transport, c'était le jour l'accident.
C'était le jour l'étranger et, même s'il était tout le temps présent à cause des lampes installées partout, quand venait la période de repos, quand rien ne brillait plus, à part quelques lumignons disséminés ça et là, alors il s'écartait, comme mis au rebut, il se retirait pour laisser le véritable propriétaire du navire reprendre ses droits.
Malgré leur prévoyance, les savants n'avaient pas perçu que l'être du vaisseau, c'était les ténèbres. Ils n'avaient pas vu qu'elles seraient toujours là, gisantes, quelque part, dans un recoin, dérobées, ramassées sur elles-mêmes, prêtes à bondir pour s'étendre et s'emparer de tout ce qui se trouverait sur leur passage.
Le capitaine lui-même ne s'en était aperçu que tard après la première année du voyage quand, au hasard de son inspection pas encore fixée, il avait croisé sur sa route un escalier plongé dans la pénombre qui débordait sur le couloir et le rongeait, progressant imperceptiblement, comme un acide lent. Cet escalier, comme un aimant, avait attiré sans cesse le capitaine, presque tous les jours, intrigué par une obscurité totale, opaque, impénétrable que, même dans l'isolation de l'épreuve, il n'avait jamais connu. Au-delà de cette porte, malgré la capacité de ses yeux à tirer parti du moindre rai de lumière, il ne distinguait rien, ne perçait rien de cette muraille sourde. Après ce pas, à l'intérieur même de l'astronef réputé hermétique, c'était une nuit insondable qui le détaillait, sans étoiles, la même qu'il contemplait, lui, fasciné, en sécurité, par-delà le vaste hublot de ses quartiers.
Cet endroit l'avait longtemps hanté, comme l'inconnu seul le peut, l'avait ébranlé et, malgré un rythme circadien parfaitement réglé, malgré une habitude à cette aurore constante qu'était, pour lui, les nuits, la curiosité avait été la plus forte. Un jour, il avait isolé le couloir attenant à cet escalier et en avait coupé les lumières.
C'était un couloir banal, d'à peine trente mètres de long, pris entre deux portes étanches, sans échappatoire hormis l'ouverture sur le palier d'où dégoulinaient, gélatineuses, les ténèbres enténébrées. Il lui avait fallu trois ans pour réussir l'exploit de parcourir cette distance dans un sens, puis dans l'autre. Trois ans pour réussir un simple aller-retour entre les portes closes, sans s'effondrer en hurlant à la Simulation de remettre le plein feu. Trois ans de souffrance au capitaine par le capitaine infligées, parce que la ténèbre l'attirait, à cause de sa simple, puissante, indescriptible étrangeté. Mille huit cents jours de souffrance pour réussir à se dépasser, avec pour seule récompense l'accomplissement vain.
Il avait réussi. Et après ?
Après, tout s'était enchaîné et, pan après pan, tous les emplacements du vaisseau sur lesquels le capitaine avait pouvoir s'étaient retrouvés, chaque nuit, à la merci du noir. La ténèbre n'avait pas dénigré cette offrande et avait pris possession de son dû avec la férocité d'un conquérant triomphant qui aurait patienté un temps infini le moment de célébrer sa victoire. Seuls les ascenseurs lui résistaient encore, mais son prêtre unique avait vite rechigné à les utiliser pour finalement les oublier ; le triomphe était total. Ainsi l'inversion de nature qui avait échappé à tous s'était actualisée dans le vaisseau numéro trois. Le jour était réellement devenu l'intrus et ne devait son salut qu'à quelques endroits désertés.
Debout devant cet ascenseur, toujours le même, le capitaine redoutait l'ouverture de la double porte qui déchirerait le rassurant manteau noir qui l'entourait, faisant des ombres menaçantes surgir de partout, acharnées, les babines dégoulinantes d'une bave sanguinolente, qui ne demandaient qu'une chose, se gorger de son être. Pourtant, il y avait un aspect réconfortant dans cette possible lumière et son absolu. Une pression sur un bouton de la Simulation, un ordre et d'un seul coup le vaisseau brillerait de tant et plus de feux. Mais la période de repos reviendrait et avec elle les ombres et son sort serait dit.
Alors il tergiversait pour l'étourdissement, parce que sa terreur était trop ancrée en lui pour qu'il n'y cédât pas, puis il s'engageait dans l'escalier qui grimpait jusqu'à ses quartiers, eux aussi recouverts par l'obscurité. Il traversait ce qui tenait lieu de cuisine, ridicule petite pièce sans apprêts où une machine synthétisait ses repas selon ses désirs, passait le salon qui servait de salle de détente et de sport, pour arriver dans sa chambre dont il ne voyait rien du hublot habituel. Les ténèbres ne réfléchissent pas les ténèbres. Il s'allongeait, lentement, sur son lit, les membres rejetés loin de lui, toujours en tenue, la tête appuyée sur un petit oreiller, et attendait le sommeil.
Cette nuit, le capitaine n'a pas été marcher dans les couloirs. Il a préféré contempler le vide au-dehors de lui impassiblement. La suite, cependant, est identique. Il s'étend, sur le dos, les yeux grands ouverts ne percevant rien, ni même le battement régulier d'une horloge silencieuse, la respiration sereine, les pensées agitées. Comme d'habitude. Il attend un sommeil qu'il sait impossible.
Mais, parce que j'ai pitié de ce capitaine que les années de voyage à venir vont continuer de pousser inexorablement vers la folie la plus terrible, moi qui partage chacun de ses jours, je le fais s'endormir d'un tour honteux et il plonge aussitôt dans un sommeil sans rêve au repos illusoire.
La Demeure Franche : [Lien HTTP]
Edité par Celimbrimbor le 14/05/11 à 13:21
Amadeus Bello'adagio | 15/05/11 09:47
Toujours suave et liquoreux comme je l'aime
On continue!
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Amadeus, la folie a un nom
"La musique et les mots pour toute arme"
Cl3m3nt-49i | 15/05/11 13:32
Toujours toujours ! Une torture de devoir attendre un certain temps pour pouvoir continuer de lire cette histoire..
C'est une belle oeuvre
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Je vis par l'épée, je mourrai par l'épée.
Sanaga | 15/05/11 19:07
Voici un récit bien à même de susciter quelque passion. Oh, rien d'égal à celle que vous-même suscitâtes.
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De Legier Vovlloir Longve Repentance.
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Shadee | 16/05/11 17:01