Forum - Le chemin : Chapitre II, Un capitaine.

Index des forums > Rôle Play > Le chemin : Chapitre II, Un capitaine.

Celimbrimbor | 10/04/11 14:35

Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N'importe où ! n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »
C. Baudelaire



Aussitôt s'offrit à lui le spectacle que la Simulation tant aimée piochait dans sa mémoire et lui donnait là, reconstitué pour de précieux instants qu'il ne pouvait pas, à cause des règles imposées par son rôle pour la sécurité du vaisseau, renouveler à loisir sans alarmer ses trois alter egos dans le semblant de vie qu'ils suivent, eux aussi, dans leurs carcans respectifs. Il prit - virtuellement, mais sa poitrine se gonfla quand même de cet air mensonger et tellement plus véridique que celui, recyclé, du cercueil volant et, d'ailleurs, la question lui traversait l'esprit ; lequel des deux était le plus faux : celui qui n'avait pas changé depuis l'embarquement, qui courait, vivant, dans des conduits, passait dans des filtres et des réservoirs, dans une boucle sans fin où ses poumons n'étaient, finalement, qu'une machine processuel parmi d'autres ? ou celui, inexistant, cette idée d'air et de vent qui caresse, à l'instant, son visage dans l'environnement singulier qu'il lui a plu de faire afficher à la Simulation mais, qui dans l'absolu, n'est qu'issu d'un solipsisme incroyable, une vue de son esprit et, partant, réel pour lui ? - une grande inspiration en fermant les yeux pour apprécier cette goulée au mieux, en détailler les fragrances les plus fines, telle cette touche de genièvre qui lui rappelle des terres pas si lointaines.

D'une poussée mentale imperceptible sur un levier imaginaire, le capitaine distord le temps, étire chaque seconde autant que cette respiration qui n'en finit pas de s'étendre comme pour contenir l'univers entier, prisonnier et libre, parce que sa création, parce que produit du jeu de son imagination, parce que produit de lui-même, de ce plus profond de lui, débarrassé des scories, des écorces écorchées là par les habitudes. Ses paupières se soulèvent et parce qu'il le veut le souvenir s'efface, remplacé par l'image infiniment noire de la simulation, infiniment blanche, infiniment pure et atone, où la personne qu'il est mais qui n'est pas flotte sans but. Un sourire éclaire son visage alors qu'il se met à parcourir à grands pas cet infini, décrivant des trajectoires étranges, chaotiques, qui n'ont plus rien à voir avec la démarche rectiligne et normée des couloirs de métal. Dans ce paysage fantasmatique le temps s'écoule toujours au ralenti, quelque chose comme mille fois. Je sais cependant qu'il n'en sera pas ainsi très longtemps encore : les concepteurs de la simulation ont intégré un garde fou efficace, aussi le capitaine profite de ces instants de paix qu'il mérite, à n'en pas douter.

Dehors, je l'observe, et son coeur bat normalement, lui, immobile sur son fauteuil, les doigts enfoncés dans leurs niches, les yeux clos. Dedans, je l'observe, battant la chamade, courant ci et partout à la fois. Là sa poitrine se soulève dans une éternité, ici une goutte de transpiration perle de son front et glisse sur l'arête de son nez. Il la sertit sur un doigt prudent et la contemple, comme il contemple son corps plus chaud et excité que jamais dans la fausseté du réel. Il éclate de rire et referme les yeux, se gorgeant de souvenirs plus âpres et plus doux qu'aucun vin. Il goûte la sueur sur sa lèvre supérieure et s'ébahit de nouveau à son goût salé, complexe, et se souvient de la pluie, des jeux fous quand il aimait encore. Il tourne sur lui-même, extatique, la tête rejetée en arrière, la gorge déployée en un rire profond qui semble un cri d'agonie ou de plaisir. Il tourne, toujours et de plus en plus vite encore.

Dehors, sa poitrine retombe depuis un millénaire dans un calme imperturbable. Et puis tout à coup les chiens aboient, le contrôleur revient dans un heurt sur le curseur un et le temps reprend brutalement son cours. Le capitaine ouvre les yeux dans un hoquet stupéfié, rien ne peut le préparer à ce choc qui le frappe à chaque fois.

Finis les souvenirs dans l'étendue immobile : les quatre vaisseaux paissent à présent à leur vitesse inimaginable devant lui au sein du tunnel dont les bords noirs sont bien marqués et au-delà desquels rien ne se trouverait. Le vent ne souffle plus, il n'arrive pas à se remémorer le soleil chaud du temps passé. À la place brûle une horloge digitale nue qui clignote imperturbablement les secondes sans rien éclairer pourtant. Il est à l'heure évidemment et cette constatation lui arrache un rictus méprisant tandis que son regard se décroche du chronomètre pour explorer la myriade d'indicateurs, tous verts, qui pullulent partout, visibles sans briller. Tout semble comme s'il n'y avait de véritable source de lumière mais que tous les objets étaient lumineux en eux-mêmes. Il était toujours mal à l'aise dans les premiers instants de ce déploiement, alors que l'impression que ces lueurs constituaient les témoins d'une quelconque force vitale cachée que seule la Simulation pouvait révéler et que l'intensité avec laquelle elles rayonnaient rendait compte d'un compte à rebours autrement dissimulé aux êtres, le nombre de pas vers la fin, l'effleurait, l'envahissait de sa terreur poisseuse et disparaissait dans un coin de son esprit pour revenir plus tard, plus fort encore.

Revenu de sa surprise, son visage avait repris une apparence froide, neutre, inexistante. En bon capitaine, il examina d'abord minutieusement toutes les mesures de son navire, jetant au passage un coup d'oeil à son évaluation psychologique mise à jour en temps réel - mais cela signifiait-il encore quelque chose ici, où le flot pouvait être manipulé comme une glaise, ou même à l'extérieur où une simple modification introduite dans une commande automatique suffirait à dérégler et détruire les rythmes circadiens de n'importe qui ? Ses yeux fébriles accrochèrent la tocante goguenarde pour le rassurer : le temps existait encore - en déduisit que tout était dans les normes et tourna alors son inquisition aux données des autres vaisseaux. Je suis, chaque fois que je viens par cet instant, impressionné par cette invention qui ne fut pas reproduite de mon vivant. Évidemment il serait prétentieux d'en oser une présentation exhaustive ou de décrire son fonctionnement sans auparavant rendre hommage à ceux qui l'ont rendue possible. J'ai assisté aux travaux et recherches des femmes et des hommes d'Iz, à leurs tâtonnements jusqu'à l'obtention de ce que, ailleurs, on appellerait - ou est-ce « appellera » ? - une noosphère artificielle, englobant les quatre nefs ; les difficultés qu'ils ont eu à traduire cette base de données partagée, modifiée en temps réel, en une interface qu'un utilisateur non spécialiste pourrait apprivoiser et se servir sans trop de problèmes. Les découvertes qu'a demandé, seule, la connexion entre l'esprit de cet utilisateur et la Simulation, connexion qui ne pouvait pas être spécifique, pour le cas où, au cours du long trajet, l'opérateur dût être remplacé, sont en elles-mêmes des prouesses à louer.

Ils ont relevé bien des défis et, parfois, je me demande s'ils ne sont pas les véritables héros. Mais il fallait bien définir un point de départ et celui-ci en vaut un autre. Aussi resteront-ils là, oubliés de l'histoire et de ses lecteurs, entre ces pages, anonymes, et seul moi, mû par quelque sentiment d'injustice, les convoquerait peut-être pour les admirer un peu plus, eux qui me rendirent possible. Mais ce ne fut qu'un épiphénomène de cette entreprise et mieux vaut rester dans l'ombre pour l'instant.

Vue de l'intérieur, pour quelqu'un n'étant pas familier du vide de l'espace, la Simulation constitue une surprise de premier ordre et il est difficile de ne pas suffoquer dans cet infini obscur où bas et haut se confondent, où rien ne permet de se situer. Les premières fois, le capitaine, bien que prévenu, n'avait pas réussi à y demeurer plus de quelques minutes, terrassé par l'absence. Bien loin l'idée de se moquer de lui : pour ma part, la gêne exista, même si à peine perceptible ; j'ignore ce qu'il en serait pour mon maître.

Cependant la panique ne doit pas faire ignorer que ce qui se dévoile quasiment immédiatement : quatre vaisseaux un peu cubiques, en contrebas - cette notation peut surprendre, mais ils sont suffisamment massifs et ordonnés, même à l'échelle réduite de la Simulation, pour définir les trois axes nécessaires à la conception d'un espace et par conséquent, s'ils sont la première chose qui se montre, ils sont aussi la plus importante, tour habile des concepteurs - qui paraissent immobile mais dont une jauge indiquant ce qui semble être la distance encore à courir donne une idée de leur vitesse relative par sa diminution rapide. Autour d'eux, les enfermant, trois parois symbolisant le tunnel entre les choses qu'ils empruntent et, là encore, des nombres discrets mais insistants, révèlent son degré de cohésion en amont, aval et sur l'instant. Finalement, le plus entêtant, se sont bien ces chiffres partout présents, soit posés sur ce qu'ils mesurent ou ce qu'ils surveillent, soit reliés par une fine ligne à leur objet. L'incroyable est que tout cela peut être embrassé d'un seul regard sans que les information ne soient confuses - j'imagine que tel est précisément le rôle de cette si complexe connexion neuronale - et il suffit de se focaliser sur un détail pour que celui-ci soit mis en exergue et qu'une kyrielle de compléments s'affiche à son sujet. Par exemple ces cartes au-dessus des navires, sur lesquelles sont inscrits les noms des capitaines et leur état de santé. Il n'y a qu'à s'y pencher un peu et voici que la Simulation renseigne leur temps de sommeil, celui passé en virtuel, s'ils ont oui ou non effectué leur inspection quotidienne ou le contenu de leur dernier repas. De même en va-t-il pour tout, de l'état de la poussée de tel réacteur à celui de résistance d'une plaque du bouclier et c'est cela que le capitaine explore en ce moment et chaque fois avant la réunion, accordant toujours un soin particulier à ce qui relevait de l'état mental de ses égaux.

En effet, si un accident matériel venait à se produire, les vaisseaux pouvaient, dans une limite impressionnante, se protéger seuls. Parce que ces léviathans étaient sous le contrôle d'un homme seul, une série de manoeuvres, mesures et sauvegardes automatiques avaient, dès la conception première de la mission, été incorporée au dessein pour lui faciliter la tâche en les pourvoyant d'une autonomie presque absolue. Les dommages, certains, seraient tout de même acceptable et l'avalanche de doublons prévenait même les défaillances systémiques. Par contre, si l'un d'eux quatre perdait le sens commun et réussissait à le dissimuler aux autres, la mission courrait autrement plus de risques pour la simple raison que rien ne double un esprit et peut le dépasser en cas de malfonction. Il fallait craindre, cette possibilité dût-elle se réaliser, le pire : la perte des quatre et la fin du voyage.

De sorte que les capitaines s'espionnaient, fouillant dans leurs fiches à l'affût du moindre détail qui trahirait le début d'une folie possible. Lèveraient-ils la trace d'une telle chose, la solution était simple. Un terrible mais ingénieux dispositif avait été implanté aux vaisseaux à la dernière minute, à la dernière année ; des capsules dont la rupture était commandée à distance. Disséminées dans les circuits de ventilation, dans les automates de cuisine, un peu partout, jusque dans les cabinets de toilette, elles contenaient un poison violent capable de mettre fin aux jours de n'importe quel organisme izien. Il suffisait, pour déclencher cet assassinat, que deux capitaines s'accordassent et donnassent l'ordre en même temps depuis la Simulation. Bien sûr, ils connaissaient tous l'existence de ce système de mort mais en ignoraient la forme, savant seulement que le plus petit signe de folie se traduirait par leur mort.

Et le premier devoir du remplaçant éveillé aussitôt l'atmosphère purgée serait de rendre les derniers hommages et d'évacuer le cadavre dans le vide où il ne resterait bientôt plus rien de lui.

Ce flou affreux était fait exprès, les savants du projet, ayant conscience qu'un temps d'enfermement aussi long ne pourrait résulter, au mieux qu'en une forme de claustrophobie paranoïaque aux limites du supportable, avaient jugé bon de donner un objet à cette paranoïa. Ils avaient estimé que surveillés ainsi les capitaines auraient à coeur de ne pas déclarer leur déchéance et donc de continuer à mettre les formes et mener leur tâche à bien. En somme, ils étaient tous rendus fous par l'enfermement, mais cette folie était détournée pour servir et non menacer la seule chose qui comptait alors et encore à l'instant : la mission.

Ainsi il n'ignore pas qu'en ce moment même les trois autres le sondent à l'identique, traquant le moindre faux pas et cela ne le dérange pas de sa propre enquête. Une fois satisfait, il se reporta sur le chronomètre qui indiquait que la réunion commencerait à l'instant. Aussitôt deux silhouettes apparurent, suivies d'une troisième, légèrement en retard - ce qu'ils ne manquèrent pas de tous noter sans en rien laisser paraître - toutes révélées par la Simulation qui les synchronisait le temps des discussions.

Tous les quatre très semblables, les traits durs, anguleux, les yeux inquisiteurs et l'air fatigué. La réunion commença sans tarder ou dévier du rituel qu'elle était, à force de répétition, devenue. Avec une politesse un peu forcée, ils se saluent froidement et présentent tour à tour leur rapport d'activités quotidien, n'oubliant pas de mentionner les variations par rapport à la routine, quelques infimes qu'elles fussent. Jamais je ne les entendis échanger amitiés ou inimitié, toujours se sont-ils contentés - et ils se contenteront toujours - de ce ton strictement formel, dénué de tout sentiment. Leurs rapports finis et enregistrés par la Simulation, ils effectuent des exercices virtuels les préparant aux plus affreuses catastrophes qui pourraient leur arriver quand ils sortiront de la relative sécurité du tunnel. Ce jour-là, le système stellaire qu'ils doivent rallier s'est effondré, une autre fois, un banc d'astéroïdes en maraude les attendait à la sortie. Tous les scenarii sont différents et couvrent toutes les possibilités. Même, pour ne pas appesantir sur eux trop de pression, le système intégrait des situations où, littéralement, il n'arrivait rien et tout se passait bien . Une fois triomphé de ces difficultés ils se saluent de nouveau et se séparent sans presque un mot, affectant de ne pas voir, criardes sur l'espace, les deux jauges annonçant le temps écoulé et celui encore à parcourir.

Je n'ai pu constater à cet ordre qu'une exception, le jour où ils se débarrassèrent du capitaine fou et accueillirent son remplaçant avec une élégie pour feu son prédécesseur et des conseils rapides. Tout ceci ne dura pas plus de dix minutes et, sitôt passées, l'habitude reprit ses droits. À ce moment, ils étaient encore loin de se douter qu'il leur faudrait étrenner le mécanisme et éliminer l'un d'entre eux. Ils se séparèrent, non pas serein, mais quelque chose qui y ressemblait.

Le capitaine, le temps de la déconnexion, hésita imperceptiblement avant de ralentir les choses, le débat encore perdu par sa raison. Tout disparut et encore cette éternité libre. C'était une erreur, il le savait, mais l'ivresse le tenait déjà.

Et les chiens aboyèrent.

Ses yeux s'écarquillaient et il ouvrait grand la bouche pour reprendre son souffle, paniqué de se retrouver là sur son siège avec, où qu'il tournât son regard, une horloge malveillante qui semblait lui sourire pour le croquer. De larges gouttes de sueur glissaient sur son front et le faisaient plusieurs fois cligner des paupières tandis que son coeur, emballé, emporté, cherchait à retrouver une pulsation qui ne le fît pas exploser de douleur. Tordu, son visage reflétait cette souffrance immense qui est celle des drogués sevrés trop vite, d'un coup seul, brutal et cruel, sans paliers d'accoutumance à la réalité qu'ils ont oublié. Ses doigts, hors des renfoncements, se tordaient, crochus, en tout sens, désespérément, alors que lui essayait tout aussi désespéré de les empêcher de s'y replacer. Comme ces plongeurs en apnée qui savent qu'il ne leur faut surtout pas retourner dans cette eau si sereine et accueillante immédiatement sous peine d'y abandonner la raison, il savait que replonger dans la Simulation, dans cet espace sans temps, ne ferait que le tuer, pas immédiatement bien sûr mais cela le mènerait plus vite que prévu sur la pente de sa folie et le mur était là. Grimaçant, son esprit lui hurlait que c'était ici la réalité et que le reste était factice. Il réussissait, pantelant, à se jeter hors de son fauteuil et se retrouvait lamentablement à genoux sur le sol glacé, haletant et exorbité, les veines palpitantes et gonflées, incapable de se situer. Ce drame se déroulait pendant de longues minutes, toutes marquées comme autant de blessures infligées à sa chair par la cacophonie des horloges de la pièce. Et puis, peu à peu, le rythme revenait, le temps reprenait sagement son cours et les chronomètres se remettait à murmurer d'une seule voix.

Le capitaine scrute son visage reflété sur les lames impassibles avant de se redresser lentement. D'une main rendue experte par la répétition, il arrange impeccablement sa mise, ordonne ses cheveux et, d'un pas inéluctable, décidé, disparaît dans sa ronde monotone des couloirs. À son poignet, sa montre accroche un dernier éclat de lumière étrange, laissant derrière un bureau déserté où seules palpitent, plein d'attente, les horloges silencieuses.

La Demeure Franche : [Lien HTTP]

Amadeus Bello'adagio | 11/04/11 07:46

c'est minutieux et je me doute qu'il me faudra à nouveau attendre un peu avant de lire la suite! J'ai hâte :)

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Amadeus, la folie a un nom

"La musique et les mots pour toute arme"

Cl3m3nt-49i | 20/04/11 17:21

Encore une fois de plus, on y trouve une belle plume.

Vivement le prochain chapitre :)

---------------------------------------- ---------------------------------------- ------------------------------
Je vis par l'épée, je mourrai par l'épée.

Index des forums > Rôle Play