Forum - Le chemin : Chapitre I, Un vaisseau.

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Celimbrimbor | 11/03/11 11:01

"Upon that machine", said the Time Traveller, holding the lamp aloft, "I intend to explore time. Is that plain? I was never more serious in m life."
H.G. Wells


C'était une allée froide, identique, bordée des deux côtés par les longues lignes des sarcophages dont les occupants, sereins dans l'ambre translucide, étaient indiscernables à cause de l'obscurité où elle se trouvait plongée. Seuls, espacés de loin en loin comme s'ils avaient été à dessein placés pour appesantir les ténèbres plutôt que les percer, quelques globes diffusaient un éclairage famélique qui donnait à tout alentour des dimensions gothiques. La faible lueur jaunâtre qui sourdait d'eux sans rayonner rampait partout, presque maléfique, et bien que lumineuse, ajoutait au sombre de l'endroit plus qu'elle ne l'illuminait. Les sons eux aussi étaient diffus en tel lieu, dans cette atmosphère en noir et jaune, comme s'ils exsudaient avec difficulté d'une source lointaine et que, au terme de leur voyage, ayant perdu tout leur sens, ils ne pouvaient former un tout cohérent.

Alors ils grondaient en un bruit confus, un ronronnement de basses ininterrompu et sans rythme qui faisait imperceptiblement vibrer les machineries étranges qui ceignaient les cercueils horizontaux. Les raccrochant au plafond d'une part et les reliant au sol de l'autre, ces machines les tenaient en un enchevêtrement délicat et toujours semblable et les emprisonnaient dans un bizarre entre deux. Il se trouvait là, dans la disposition de ces pavés orangés, comme une sorte de soin, de révérence qui montrait que rien n'avait été livré au hasard et que ces tuyaux, ces blocs qu'on aurait imaginé cliqueter, existaient selon un dessein précis. Mais tel dessein échappait au regard et la nécessité pour ces mécanismes, dans ce silence recueilli qui faisait presque trembler leur aspect éteint, n'était pas, ou s'imposait comme tellement absconse qu'elle ne pouvait être immédiatement déterminée. La fine couche de poussière qui recouvrait le corridor à en dissimuler le revêtement indiquait, du reste, que personne n'avait dû s'y intéresser depuis longtemps. Sans traces, intouché comme de toute éternité, le morne tapis faisait écho à la paix de sépulcre et clamait que qui gisait là gisait en paix. Rien ne venait troubler le repos de ces gens qui n'étaient pas encore mon peuple.

Car là, dans cette gangue, on distinguait en forçant les yeux pour contrarier la pénombre gelée des visages indubitablement elfiques. Ils étaient là, quelque pat entre une fausse fin et un faux début, au creux de ce balbutiement primordial, quiets. Du fond de ce sommeil ils affichaient une confiance absolue dans l'avenir et, s'il n'avait été ainsi figé, leur sourire léger aurait été joyeux et non pas inquiétant.

Souvent j'ai passé, immobile, parmi eux, à chercher un trait commun aux miens, les taches de son sur les ailes du nez de ma mère, celui aquilin de mon père, son front courroucé ou les fossettes un peu prononcées de celle qui ne savait pas qu'elle serait son épouse. Tous les deux, au milieu de tous ces autres qui m'évoquent moins, je les ai trouvé vite. La chance n'avait pas voulu qu'il fussent proches : au départ, ils ne connaissaient pas, pour quelle raison l'auraient-ils été ? Non, quelques centaines de mètres séparaient leurs coursives respectives mais cela n'avait aucune importance ; après avoir traversé le temps pour les revoir, une telle distance ne signifiait plus rien.

Cruelle, par contre, celle, à peine un millimètre, qui me les interdit quand, presque accolé à la paroi lisse, je cherche à forcer leurs paupières à s'ouvrir par ma seule pensée pour me noyer dans leurs yeux, même éteints. Infiniment plus cruelle, mais juste récompense pour le voyeur que je suis dans ces instants. Peut-être sont-ils les seuls, c'est vrai, où je puisse me permettre de les contempler à loisir sans risque de troubler les eaux, mais cela ne justifie pas mes actes, je crois.

Inaccessibles à cause de règles que je dois respecter, mes parents sont là et ils m'est impossible de décrire la joie et la peine que je ressent pendant ces longues heures à aller de l'un à l'autre, à les charger de souvenirs de choses qui ne leur étaient pas encore arrivées mais qui sont de mes plus précieuses mémoires. Bien sûr, je suis remonté plus loin encore dans ma quête absurde de causes aux conséquences -jusqu'au vertige incommensurable du début- jusqu'à l'endroit d'où, poussés par cet optimisme insensé, ils partirent, bien avant l'époque de ce départ, mais c'est ici, dans ce pli accidentel, cette conclusion menteuse en forme d'ouverture ; ou est-ce l'inverse ? que me ramènent insensiblement mes pas quand je pense à mon début. Les couloirs continuaient encore et encore, empilés les uns sur les autres étages après étages dans l'estomac du gigantesque vaisseau qui les transportait et dont les parois étaient les seules frontières. Partout, pour peu qu'on allât assez loin, on les rencontrait à terme, murailles muettes et étanches à tout murmure du monde extérieur.

De toute façon, cet extérieur n'étais pas ou, plus précisément, était si peu qu'il semblait avoir été forgé de néant. Pourtant les quatre lourds vaisseaux y croisaient bien, allant à une allure folle que l'absence de décors empêchait d'estimer. Sans bruit dans le vide ces léviathans filaient tout droit entre les choses. Nulle étoile ne se réfléchissait, même fugacement, sur la coque argent pâle des navires ; ils n'avaient pour atour que l'infinie noirceur qui les oppressait.

Distants les uns des autres de plusieurs centaines de kilomètres, ils maintenaient tous les quatre une trajectoire en apparence rigoureusement parallèle mais dont l'infime déviation qui les caractérisait chacune permettrait, à la sortir, de prévenir les risques de collisions et de leur donner assez de place pour qu'ils puissent déployer les artifices qui les pousseraient jusqu'à leur destination finale. Ils étaient bâtis sur le même modèle et présentaient un aspect élégant et racé qui montrait que de la forme rectangulaire grossière dont ils étaient issus leur concepteur avaient finalement réussi à tirer des bâtiments qui ressemblassent à quelque chose. Seul, un peu ironique, saillant en diamant incongru à l'avant, les quartiers du capitaine détonnaient un peu avec la sobriété du reste.

Longtemps, dans le vide, je les observai sous tous les angles, avec une curiosité dévorante, pour comprendre comment tels engins pouvaient fonctionner et, à ma grande honte, je ne remarquai rien qui pût m'indiquer quoique ce soit : ni grandes voiles qui les auraient poussés, ni moteurs suffisamment puissants pour les propulser. Certes, tout ceci était présent dans les vaisseaux, les deux mâts couchés sur leur face supérieure, les moteurs occupants une place considérable de la moitié inférieur, mais je ne vis rien, alors, qui fonctionnât. Dans ces impasses, comme toujours, les paroles de mon maître me revinrent en mémoire et je pris du recul pour enfin distinguer la façon dont ils allaient. Comme pour leur profil, la solution était diablement simple et astucieuse.

S'ils avaient effectivement quitté leur système d'origine grâce à une poussée conséquente et un jeu amusant avec la gravité, une fois arrivés dans un secteur vide, ils s'étaient contentés d'ouvrir un trou dans le tissu de l'univers, en concentrant et effondrant l'énergie accumulée par leurs voiles pendant la première partie du trajet. Ceci fait, ils glissèrent simplement dans le trou qui les conduisait à présent directement à proximité de leur destination, qu'ils rallièrent à la voile, préservant leurs moteurs pour l'arrivée dans l'atmosphère. Pour l'heure, tout ceci tenait encore du plan, avec le nombre de risques que cela comportait.

On les lisait clairement, tous ces risques, à travers la seule verrière que la charte de sécurité avait autorisé, sur ce visage taillé au couteau dont le regard acéré cherche à percer l'obscurité profonde du dehors, dans le jeu d'apercevoir, autrement qu'en simulation, les vaisseaux frères qui voguent quelque part. Jour après jour, chaque fois au même moment, il venait se poster là pendant exactement une heure de son tout important repos qu'il sacrifiait à la vaine poursuite d'une chimère dont il savait pourtant la nature impossible.

Là, à l'abri derrière le grand hublot, parfaitement immobile et raide, il se persuadait du caractère apaisant de ce rituel sans penser à l'ironie de la chose : quand il y aurait enfin quelque chose à voir dehors, des étoiles, des planètes, des comètes, qu'importe, une épaisse chape de métal recouvrirait le verre translucide pour prévenir les risques de rupture de l'intégrité de la coque du navire par des micrométéorites et seule demeurerait la simulation pour contempler ce spectacle incroyable. Aussi, malgré l'impression de faire face à un grand mur aveugle, il restait ici, sans jamais que l'idée de faire autre chose l'effleurât ; être pétri d'habitude il n'aurait supporté de dévier de la routine que, les premières semaines, il s'était appliqué à forger et polir pour la revêtir comme une seconde peau.

Il se gratte l'arrière du genou gauche et consulte l'horloge murale derrière lui. Comme d'habitude à cet instant, l'heure est écoulée sans qu'il ait vu un signe des trois autres baleines et, comme les centaines, les milliers de fois précédentes, il hausse les épaules, effectue un demi-tour martial et quitte ses quartier d'un pas égal. Mais je vois la pensée parasite, insidieuse, gravitant sans cesse autour de son esprit profiter de cette infime brèche pour venir le frapper alors qu'il s'engage dans l'escalier qui mène à ce qui sert de poste de commandement : des milliers de fois...

Son visage se fige, treize années iziennes se sont écoulées, il en restait quatorze dans le tunnel, une au grand maximum une fois sorti, ses sens vacillent, il jette un regard sur sa montre et l'habitude le rappelle soudain à lui : s'il perd quelques secondes de plus, il sera en retard pour la présentation de son rapport quotidien aux autres capitaines. Il s'accroche à cette corde de survie et continue de descendre. À des âges de là, les savants qui ont présidé au dessin de cette mission ignorent que leur système de sélection vient d'éviter un danger dont les occupants de la grande nef ne se sont pas aperçus. Car le commandant n'a pas été choisi au hasard au début de cette expédition de plus d'un quart de siècle. Distingué parmi de nombreux candidats, il avait passé avec succès les examens préliminaires comme la centaine d'autres qui, comme lui, avait été dispersé un peu partout sur Iz, en isolement pendant quarante longues années et il était sorti de cette dernière épreuves à l'heure et sain d'esprit quand beaucoup avaient succombé à la folie de la solitude plus ou moins rapidement.

La porte coulisse dans un feulement feutré derrière lui tandis que ses yeux avisent une des horloges silencieuses de la pièce : il a rattrapé son retard. Loin d'en tirer une quelconque fierté, il n'y prend pas vraiment garde et s'assoie dans le fauteuil de commandement. Il laissa reposer ses coudes sur les bras, enfonça ses doigts dans les emplacements prévus à cet effet puis regarda le cadra du bureau clignoter une seconde et basculer sur l'heure à l'instant précis où, sempiternellement à l'heure, il fermait les yeux.

La Demeure Franche : [Lien HTTP]

Edité par Celimbrimbor le 11/03/11 à 11:02

Ap'poh Calypso | 11/03/11 12:10

Très très intéressant :)
La suite!

Ap'Poh Calypso

"Douceur et rage"

Gzor | 12/03/11 15:32

Euh... des extradaifeniens ? :o
(Concept très intéressant ! Vite, vite, la suite !)

Gzor.

Iä, Iä, Cthulhu fhtagn ! Ph'nglui mglw'nfah Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn !

Edité par Gzor le 12/03/11 à 16:15

Cl3m3nt-49i | 20/04/11 16:55

Quel plaisir de voir une si belle plume.

Franchement c'est vraiment une très belle oeuvre :D

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Je vis par l'épée, je mourrai par l'épée.

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