Forum - Le chemin : Avant-propos

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Celimbrimbor | 06/02/11 00:15

Nul n'est vraiment capable de (ni autorisé à) se taire tout à fait, mais l'écrivain à pour fonction spéciale, indispensable, et d'ailleurs sacrée, de parler « pour ne rien dire », ou pour dire : quoi ?
Genette


Il aurait bien sûr été plus romanesque de commencer cette histoire par les hurlements déchirants poussés par une mère au travail, une nuit que les étoiles scintillaient avec ardeur, annonçant sur l'enfant à naître une destinée grandiose malgré, ou plutôt, grâce, aux épreuves à venir qui forgeraient son caractère dans le meilleur des aciers et contribueraient à lui faire dépasser la douleur d'avoir perdu trop tôt un père affligé d'avoir, lui, gagné un fils mais quitté une femme dans le même temps. Voilà quel aurait été le décors, tout romantique, qu'il aurait fallu déployer ici, pour un peu que l'intention eût été une seule seconde de séduire le goût bas du lecteur pour les effets faciles et les historiettes qui veulent prendre une dimension de légende pour dissimuler, reléguer loin dans les ombres épaisses de phrases alambiquées la vacuité vaine d'une telle entreprise : même les écrits s'envolent et il ne reste finalement plus rien, sinon parfois, quand quelqu'un s'entiche de la mauvaise idée de survivre à lui-même, des êtres tellement étirés qu'ils en sont diaphanes, presque transparents, et qui n'ont d'autres choix pour continuer d'exister que de bêler d'une voix chevrotante ce qu'ils appellent leurs exploits passés, leurs prouesses qui, pensent-ils, leur ont assuré une place dans la grande histoire, au panthéon de ceux qui comptèrent. Or, c'est un secret bien mal gardé que personne ne prend pourtant l'audace d'aller dérober, il n'existe rien de tel que cette grande histoire après laquelle tant courent, à leur perte. Il n'y a seulement que des tranches de vie plus ou moins longues qui s'accumulent, s'entassent, s'empilent les unes sur les autres sans ordre, sans but mais non sans heurts. Ce sont précisément ces heurts qui constituent les phénomènes ardents qui donnent l'illusion de l'histoire importante, alors qu'ils ne sont en fait que des marqueurs qui jalonnent le flot ininterrompu du temps qui passe et ne sait que passer. Alors, de ce point de vue malheureusement déformé, le pauvre hère qui se sera trouvé trop affamé pour pouvoir payer les honteuses -mais là, cet adjectif posé ici, comme au détour de la plume sur le vélin, n'est-ce pas déjà, en plus d'être un jugement, le début d'une rationalisation désespérée entreprise sous la croyance hagarde qui veut que rien n'arrive par hasard, quand le chaos qu'est le multivers semble justement démontrer, chaque seconde, le contraire ?- taxes du seigneur du cru deviendra meneur de révoltes, puis de révolution et, peut-être, pourquoi pas, à son tour suzerain, apparaîtra plus tard comme dévoré d'ambition et retors comme le dirigeant qu'il abattit, quand bien même il n'avait qu'une seule intelligence, qu'une seule volonté : celles-là, terribles, que donne la faim rampante, avant d'étouffer toute étincelles. Et celui-ci, à l'inverse, qui en agrandissant son champ par l'abattage d'une haie qui le gênait, préparera la venue des grandes famines bien des années après, sera ignoré de tous, même de ces veaux imbéciles dont la première réaction face à quelque évènement qui soit est de chercher un coupable. Quelle belle idée que celle de la responsabilité. Combien de quêtes absurdes pour trouver et punir un bouc-émissaire, pas nécessairement le bon, ont permis au mal qui pouvait toujours être soigné de s'installer durablement et gangrener un corps qui, sans cette obsession rituelle, aurait encore pu être sauvé ? Voici, parmi d'autres, les chimères que font danser devant les yeux des êtres la tentation de l'histoire. La gloire, la volonté d'y inscrire son nom, sont autant d'épiphénomènes dangereux à redouter, qui témoignent d'une âme peut-être fière, mais souvent tellement égotique qu'elle pourrait brûler tout son entourage pour la laide intention de devenir ce qui n'existe pas : quelqu'un.

Devenir quelqu'un avant de devenir soi, belle absurdité également. Se forcer dans un moule par soi-même créé au lieu de laisser le monde vous prendre et vous faire advenir à vous-mêmes, par l'expérience, le temps et la persévérance. Pourquoi vouloir à tout prix chercher à arracher quelque chose au lieu de se laisser glisser dans l'histoire, presque par accident. Par nécessité, même, parce qu'il y a quelque chose à faire que personne ne réalise, peu importe pourquoi, et que l'on est là, au moment fortuit, et que l'on peut agir, ou choisir de ne pas le faire. Ne pas s'impliquer, c'est encore participer, qu'importe la raison. Devenir soi en suivant les principes, les codes qu'on a fait sien au cours des ans. Devenir soi et en être content. Car si les tranches tombent en piles les unes sur les autres, il faudrait être sot pour croire qu'elles le font de manière concurrente. Aucune ne vaut plus que l'autre et, de même, nulle personne ne vaut, dans l'absolu, plus qu'une autre. Il n'y a pas de compétition dans l'histoire, pas de croc-en-jambe pour arriver plus vite, pas de tricherie pour cracher plus loin, autres que celles, artificielles, que des égos froissés mènent de toutes leurs forces. Guerre dérisoire s'il en fut car, à la vérité, les actes d'un fier-à-bras, d'un roi valeureux, d'un pêcheur à la ligne, d'un charpentier, d'un héros, d'un saint homme ou d'un voyou crapuleux sont d'une même valeur, à la fois infinie et nulle, dans la course de l'histoire, de ses amusantes causes et effets et de ses merveilleux hasards. Le reste n'est que déformation de l'oeil qui n'a pas pris assez de recul et qui discrimine, soupèse, au lieu de voir. C'est une façon bien marchande d'aborder cet héritage incroyable que de le compter, plein de mesquineries, pour tenter de s'y mieux faire valoir que son voisin. Nulle arme n'est interdite et chacun se sert de toutes avec égale passion et fureur redoublée. Leur en tenir rigueur serait sombrer dans un travers déjà dénoncer ; mais alors, quoi ? Un prince méditait déjà sur cette question, dans un autre temps, sans réussir à trancher entre une passivité douloureuse ou une action qui l'aliénerait à tous. C'est sur la folie, feinte peut-être, que le porta sa décision. Est-il un exemple ? Et se faire exemple, n'est-ce pas encore se laisser séduire par les lanternes trompeuses de cette fausse histoire et de ses hiérophantes zélés ? La course est sans fin et chaque échappatoire se présente comme un piège plus ou moins subtil, quelles que soient les forces qu'on mette dans la bataille pour les éviter. L'indécision même, pourtant si neutre -mais le neutre ne se dit pas, car il cesse d'être neutre, ne se voit pas, car il est immédiatement jugé et instantanément investi ; serait-il alors cet affleurement qui ne fait qu'effleurer, comme une caresse arrêtée avant la peau, ce qu'il essaie de dire ?- devient une posture de mépris pour toutes les opportunités. L'immobilité nie le mouvement qui la rejette aussi. S'ouvre alors des voies qui ne sont que des pis allers, des tentatives mort-nées dès le premier pas accompli. Coucher l'encre sur le parchemin fragile est aussi de ces échecs, si l'on suppose le stylet qui gratte dirigé par une envie autre que celle de dire.

Il apparaît alors que pour ne pas prêter le flanc aux critiques ainsi formulé, il faut se détacher de toutes les tentations d'exemple ou de concours pour aller voir ailleurs , non parce que cet ailleurs serait meilleur -le danger de telles appréciations est réel- mais parce que la posture ainsi prise, presque tout entière étrangère à défaut d'être neuve, permet de faire autre un « je » éventuel et d'ainsi se libérer d'un carcan néfaste. Car en s'imposant cette règle qui est de ne pas peser, on s'extirpe par une étroite porte de la salle des criées, du capharnaüm cacophonique qu'est la chambre de l'histoire. Dès lors qu'on ne veut plus saillir, les perspectives changent du tout au tout et, plutôt que la volonté salie de l'édification des masses -ou leur mystification, les deux sont souvent proches- se dévoile toute l'inutilité d'une recherche personnelle, intime, sans importance mais cruciale pour celui qui l'entreprend. C'est le champ esthétique qui nous tend les bras et ne demande qu'à être exploré sans jamais être mesuré. Ce grand mot d'« esthétique » ne doit pas effrayer le lecteur car il ne signale jamais que la singularisation de l'auteur par rapport au reste des mondes grâce à sa représentation : sa langue, et non pas quelque courant ou mode de pensée. En effet, une fois sorti de la chambre d'échos de l'histoire, une fois aliéné en dehors de la rivière du temps, il n'y a plus de canon, il n'y a plus que le spectacle du monde comme il va, ses coïncidences heureuses et ses enchaînements butés, c'est-à-dire ni un gris confus, un noir brouillon ou un blanc douloureux, mais bien toutes les nuances saisissables d'un seul regard, en même temps. Bien sûr, il serait vaniteux de vouloir rendre compte de ce tableau et, pire, de nouveau pénétrer dans le chaos sonore de l'histoire en essayant de parler plus fort pour établir un précédent, faire entendre sa voix. Or l'entreprise ici esquissée ne veut rien établir car, comme cela a été dit, la seule règle qu'elle cherche à suivre est de ne pas peser. Évidemment, la singularité de son objet, le moyen d'expression de son auteur, le véhicule même du récit pourraient remettre en question cette loi, si un but autre sous-tendait le tout. Cela ne se produira pas, j'espère, car la seule intention qui anime ces mains est de dire, d'essayer d'atteindre ce neutre inaccessible. Simplement de dire et de se souvenir de ce que je fus jadis. Merveille de l'édition : vous n'êtes pas témoins des hésitations qui font soubresauter l'inexorable progression. Loin de vouloir me faire à l'image des épigones de la grandeur, je ne veux rien mimer en ces mots que la vie que j'ai vécu, en toute sincérité et en ne dissimulant rien de ce dont je pourrais me souvenir ; tout donc, mais je triche un peu. Désormais libre du marionnettiste qui dirigeait mon existence, il m'apparaît important de fournir aujourd'hui cet effort de mémoire pour ne pas me perdre.



Il aurait été romanesque d'invoquer ici, lecteur, la bienveillance de ta toute puissante réception, mais ce qui va suivre n'a rien d'un roman. C'est donc en vain que je te confie ce récit, qui ne veut rien dire d'autre que moi, tentative de tentative de réponse au murmure éternel du monde. Sans humilité mais sans morgue, à la façon même dont je pense avoir vécu, je te remets cette esquisse de caresse arrêtée avant la peau. Ma vie, extraite du bruissement infini de la langue y retourne par ce geste dérisoire. Puisse-t-elle y être accordée et produire une belle musique.


La Demeure Franche : [Lien HTTP]

Edité par Celimbrimbor le 06/02/11 à 00:16

Shadee | 11/02/11 12:32

D'ailleurs, venez-vous de parler pour ne rien dire ou quoi ? ;)

Il est rare de lire des démonstrations dans ce monde, et ce sur n'importe quel sujet. :o Peut-être que je fais erreur, mais cela ressemble à une introspection... Bonne route, alors!

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