Forum - Lune 3000 : Bertha sans avenir

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Lysandral | 05/02/11 16:56

Juchée sur un petit monticule de manuscrit reliés de cuir, la jeune enfant écarta le léger rideau de dentelles pour observer au dehors la pluie de neige crayeuse sur le paysage hivernal. Une fois accoudée sur le rebord de la fenêtre, elle put ajuster à sa vision le petit kaléidoscope pour regarder le paysage désolé sous l'angle d'un mirage coloré. Et chaque flocon qui passait sous son oeil offrait de nouvelles variantes de formes et de couleurs qui aurait pu enchanter n'importe quel enfant normal. Bertha, elle, y voyait la traduction des intempéries en une langue connue d'elle seule, où l'hiver éternel s'habillait des couleurs que n'affichait plus le monde depuis des centaines et des centaines de lunes. Elle aimait fatiguer ainsi ses yeux durant des heures, si la gouvernante de l'orphelinat ne venait pas l'empêcher de s'y abîmer la vue. Elle appréciait aussi la fraicheur de la vitre contre son front, et les petits crissements des couvertures de cuir sous ses pieds.

Bertha aimait à songer qu'elle siégeait sur l'histoire du monde, là, surélevée depuis la fenêtre de sa petite chambre, juste sous les toits de l'établissement. Nous sommes comme autant de nains assis sur des épaules de géants, disaient les textes. Et effectivement, les livres d'histoires sur lesquels reposaient ses pieds aventureux relataient, depuis le début des temps l'Histoire de Daifen, jusqu'aux événements de chaque continent au fil des lunes, ses lectures favorites. Il s'y entassait l'histoire du monde dans son intégralité, coloriée à la craie entre enluminures et cartographies variées.

Le soir tombait lentement, et le carillon d'une clochette résonnait aux grilles de l'établissement, annonçant l'arrivée d'une visiteuse que tous les enfants attendaient avec impatience, ce soir de la semaine étant le soir des fables. Bertha aimait particulièrement ces soirs là. Parce que la fabuliste en question, avant de commencer ses récits, venait toujours lui apporter une fleur de glace aux multiples couleurs. Et pourtant, Bertha se montrait rétive à l'approche d'inconnus, se laissant difficilement approcher. La fabuliste avait mis le temps qu'il fallait, avant de l'apprivoiser parfaitement. Tout d'abord, elle lui avait offert des gâteaux, mais Bertha n'en mangeait pas. Puis elle lui avait offert des crayons, mais Bertha préférait les siens. Elle lui avait même, une fois, montré une merveille de montre, tout argentée et lestée de motifs floraux, qu'elle avait posé sur sa table de chevet. Mais lorsqu'elle était revenue la semaine suivante, Bertha n'y avait pas touché. Elle ignorait pourquoi, mais la fleur de glace, la fleur inverse, comme la fabuliste aimait la nommer, en langage des signes, inspirait à Bertha un réconfort nouveau, comme une révolution qui aurait poussé au sein de l'hiver, la promesse de jours meilleurs à venir. Et attendant sa venue, l'enfant ne décollait pas de son kaléidoscope, repensant aux histoires du monde, notamment, à l'histoire qu'elle préférait entre toutes.

Avant que tout ne sombre dans un hiver éternel, il y avait eu un grand continent. Un continent Maudit, l'avait-on appelé à l'époque; avec un grand M, pour effrayer la postérité. Mais la vraie malédiction n'était apparue que bien après la fin de ce continent: Certadhil. On racontait que le Bien, incarné par une grande caste de valeureux seigneurs et dames, avait triomphé des entités qui y étaient apparues. Forts de leur victoire, ils avaient pillé et ravagé les citadelles maudites jusqu'à leurs racines. Ces évènements avaient engendré de nombreux lais et récits. Et tous ces seigneurs qui avaient mérité une grande postérité déjà, avaient commencé à réclamer toujours plus d'honneurs. Beaucoup avaient voulu être honorés de titres plus grands et de terres plus vastes encore. Certains, pour d'obscures raisons, en étaient venus à se fâcher irrémédiablement et finalement, à engendrer d'autres guerres, au nom de la reconnaissance. Alors, d'autres guerres étaient apparues, sur d'autres continents. Et tous les soldats qui avaient combattus sur Certadhil s'étaient déversés sur de nouvelles terres. Tout serait redevenu normal, finalement, s'il n'était un détail épouvantable que personne n'avait pu voir venir.

On frappa à la porte. Pour seule réponse, Bertha, sans détacher les yeux de sa lunette, frappa de son poing chétif contre la vitre. Et elle entra. Bertha aimait bien sa présence, elle n'était pas dérangeante, parce qu'elle ne parlait pas. La fabuliste n'était pas douée du sens de la parole, mais les artifices qu'elle déployait pour s'exprimer distrayaient son attention, pour un petit instant, et la déviaient d'autres préoccupations que des conséquences de l'Histoire sur la vie actuelle. Et le silence qu'elle préservait, hormis le frottement doux de ses jupons sur le parquet, épargnait à Bertha l'angoisse habituelle que lui causait tout rapport social avec une autre personne. Pendant que la fabuliste posait ce soir là une fleur inverse en la saluant d'un sourire, déposait devant elle une tisane à laquelle l'enfant goûta un peu, et entreprenait de passer doucement un peigne dans sa lourde chevelure pour la préparer à sortir de sa chambre, Bertha reprit le cours de ses pensées.

Ce détail, auquel personne n'avait songé, avait fini par dévaster la moitié de Daifen, et réduire sa population de moitié. Car lorsqu'ils avaient fini par venir à bout du mal implanté sur ce continent maudit, et qu'ils avaient pillé jusqu'aux dernières pierres les citadelles maudites, ils ne prêtèrent pas grande importance à l'étrange éruption verdâtre, engoncée dans la terre à plusieurs mètres, et sur laquelle avaient été posées les bases de l'édifice vivant, comme une énorme plante chaotique qui aurait pris ses racines dans une bulle d'eau cachée sous terre, et qui en aurait, au fil des lunes, corrompu la source jusqu'à rendre ses eaux boueuses et vertes. Et ces eaux autrefois pures, rendues au contact de l'air libre par la destruction des citadelles, répandit dans l'air de petits corpuscules invisibles à l'oeil humain, mais tous porteur d'une même maladie incurable. Ironiquement, on avait nommé cette maladie la certadyl. Chaque soldat qui mit du coeur à piller le continent maudit, et qui, en l'honneur de leur seigneur, s'en alla combattre sur d'autres continents, répandit sans le savoir une épidémie qui s'était vue destinée à ravager la moitié des cartes Daifenniennes. Ses symptômes, Bertha les avait vu se déployer sur la gorge de ses parents, avant qu'ils n'en viennent à mourir. Car aujourd'hui encore, malgré divers mesures préventives, il continuait à proliférer. Il avait détruit jusqu'à la parfaite mesure du temps. En dévastant la moitié du monde, Daifen ne ressemblait plus, disait-on, qu'à une grosse pomme dans laquelle on aurait mordu avec avidité, et son centre de gravité ayant été déplacé, elle ne tournait plus que selon un cercle confus, qui empêchait Bertha de jamais voir d'autres saisons que l'hiver.

En repensant à ses parents, à leur peau lézardée et leur cou qui, ayant triplé de volume, avait fini par les étouffer complètement -voire à éclater- Bertha se sentit prise d'un hoquet. Et elle s'en affola. La petite lunette manqua se briser au sol lorsqu'elle la lâcha et porta la main à sa gorge, tâtant sa peau à la recherche du moindre symptôme de la certadyl. Comme elle semblait parfaitement normale, et que sa respiration se refusait à reprendre un rythme apaisé, Bertha tourna vers la visiteuse un regard suffoqué. Cette dernière reposa doucement la brosse à cheveux sur le lit et posa son autre main contre la joue de la fillette, souriant mélancoliquement. On dit souvent qu'aux derniers instants de sa vie, l'on revoit le fil passé de sa vie. Inexplicablement, Bertha, tenant bon sur le faîte de ses livres d'Histoire, crut entrevoir les futurs improbables de son existence. Des peuples marchaient à l'unisson et le même cri sortaient de leurs bouches en emplissant les ruelles comme une marée montante: Révolution. Battant en retraite devant la foule ivre de colère, les autorités tentaient encore de protéger ce qu'il restait des Hôtels de Ville et de leurs dirigeants.

Au devant des insurgés, Bertha, plus grande et les cheveux striés de blanc, un boitier à la main, s'apprêtait sans mot dire à appuyer sur un bouton meurtrier. Après sa lunette, ce fut le choc de la tasse se renversant sur le parquet qui mit fin à ses hallucinations. Caressant doucement son visage, comme pour la réconforter, la fabuliste lui sourit tristement avant d'appliquer fermement un oreiller sur son visage d'enfant.

Lysandral | 05/02/11 17:00

-Pfiou! Maudits escaliers, je vais bien finir par m'y tuer!

Le souffle court, Madine tourna à l'angle du couloir lorsqu'elle vit une silhouette familière sortir de la petite chambre de l'enfant isolée. Elle en tournait soigneusement la poignée lorsque la gouvernante entreprit, à l'aide de grands signaux de bras, d'attirer son attention: « Ouhou! Damoiselle Lysandral! » C'est vrai que la conteuse tenait toujours à rendre une petite visite particulière à cette pauvre Bertha, avant chaque représentation. Elle s'était prise d'une tendre amitié pour cette malheureuse petite.

Atteinte d'une forme d'autisme, cette enfant communiquait bien peu, mais montrait un intérêt prodigieux pour les livres d'histoires. Elle ne consentait à sortir de sa chambre que si on l'autorisait à emporter avec elle un exemplaire de ces grands manuscrits. Madine le disait toujours: 'Mais la pauvre enfant, elle va se casser le dos, avec des pavés pareil!' C'est pourquoi on l'autorisait à se promener dans l'établissement avec un petit chariot sur lequel elle reposait ses livres, une page ouverte sous son nez de sorte qu'elle en puisse toujours distinguer les lignes et les cartes. Quelle étrange manie, à la fin! Malgré son manque d'intérêt pour les autres jeux et les autres enfants, il brillait toujours une lueur d'intelligence maligne au fond de ses yeux, qui surprenait toujours la gouvernante. Parfois même, Madine la surprenait qui réécrivait certaines pages d'Histoire (plus à même les livres, on l'avait assez rouspétée pour ça. À présent, on lui fournissait assez de craies et de parchemins pour s'y adonner) à sa façon, comme en prévision de l'avenir. Un avenir meilleur, sans doute, où sur les cartes figurait l'esquisse d'un soleil visible. Madine le disait toujours: 'Pauvre petite! Elle ne percute pas vite, mais elle ira loin!'

Lysandral longeait le couloir et arrivait déjà sur elle, aussi rayonnante qu'à son habitude, enveloppée dans une chape de silence. Bien que Madine fut au courant de son mutisme, et de son incroyable capacité à s'exprimer autrement que par gestes, elle insistait toujours, lorsqu'elles se retrouvaient seule à seule, pour converser à bout de mains. Aussi la gouvernante, s'épanchait-elle en gestes confus, curieuse d'en apprendre toujours plus sur cet ingénieux langage:

-Vous tombez bien, j'allais justement chercher Bertha. Est-elle prête? Ne me dites pas qu'elle s'est encore montrée têtue, vous avez l'air contrariée. Quoi? Ah! Vous venez de sauver des vies? Comme c'est amusant! Figurez-vous que je me suis fait la même réflexion tantôt. J'ai dû disputer la cantinière, la pauvre a toujours autant de mal à doser les plats en sel. Une pincée suffit, je lui dis toujours! C'est bien vrai, on aime leur faire plaisir, à ces chérubins, mais avec le prix que coûte l'importation du sel, ces temps-ci, c'est à... Comment? Ah! Vous devez déjà descendre dans la grande salle? Très bien! Je vous y rejoins! Je dois d'abord convaincre la petite Bertha d'aller y assister. Vous savez comme elle est...Ah? Bon bon! Très bien, ne traînez donc pas! Oui, je vous y rejoins, à tout de suite!

À peine Lysandral l'eut elle dépassée pour regagner les escaliers, que Madine se sentit piquée d'un petit fourmillement derrière la nuque. Elle y posa ses ongles dans un grattement interloqué, avant de secouer négligemment la tête. À propos, que faisait-elle ici, dans ce couloir? Elle devait bien chercher quelque chose, mais par tous les diables, voilà que ça lui échappait! Sans doute n'était-elle montée que pour vérifier qu'aucun enfant ne vagabondait plus dans les couloirs? Quelle drôle d'idée! Les bambins aimaient tant le soir des contes qu'aucun d'entre eux n'aurait manqué y assister. Elle finit par hausser les épaules et tourna les talons pour regagner elle aussi le rez-de-chaussée. Elle avait pourtant bien l'impression d'avoir causé à quelqu'un, juste avant...Non, elle devait confondre.

-Quelle idiote! Il y a des moments où je perds la tête! se plaignit-elle dans un petit gloussement en trottinant dans la direction inverse.

Celimbrimbor | 05/02/11 17:24

Intéressante manière d'écrire l'histoire. Pernicieuse aussi.

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