Forum - La Porte des Limbes

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Noir-feu | 20/01/11 20:36

-Tu ne passeras pas, Dragon.

La faucheuse s'exprime d'une voix grinçante, désagréable, lasse, aussi. Ses orbites vides fixent l'indésirable, dénuées d'expression, comme toujours. Les yeux du Dragon parcourent la foule immense qui avance d'un pas mécanique vers l'ultime huis, celui dont on dit que nul ne revient. Lentement, les deux puits de noirceur du dragon reviennent se river aux orbites de la Mort, sa voix s'élève, calme et décidée.

-Je passerai. Que tu le veuilles ou non.

-Toujours prétentieux. C'est une fois de trop, je suis fatiguée de tes exigences. Tu ne m'amuse plus.

-Tu sais quoi? Je m'en fous.

-La vulgarité, maintenant? Tu es tombé bien bas, Seigneur du Néant.

-Au risque de me répéter, je m'en fous.

-Alors vas. Mais elle n'est pas là.

-Je sais. Je ne la cherche pas.

-Vraiment? Hum, par quel prodige cela se peut-il?

-Assez de palabres, Faucheuse. Moi aussi je suis las.

Lentement, la Mort lève une main squelettique en direction de la porte, détournant aussitôt son attention du présomptueux, qui se dirige lentement vers la foule qui piétine. Les vagues restes de ce qu'il fut suffisent à faire écarter les innombrables, certains le fixent de leurs regards vides ou tourmentés, aucun ne parle. Enfin, après tant d'éons, il se tient devant l'entrée des limbes, détaillant les battants colossaux, capables d'accueillir les morts par milliers, par millions s'il en était besoin. Il s'étonne de la finesse des gravures qui les recouvrent, un instant, puis se secoue doucement. Scènes de combats, d'accidents, de meurtres, tous les moyens de passer de vie à trépas sont symbolisés sur les portes, mais cela ne le touche plus, il n'y a plus rien en lui qui puisse être atteint.

Douze jours plus tôt, salle du trône de Deuxièmecercledhil.

-Alors?

-Alors nous avons subi trois assauts. Tous ont été repoussés, mais nous ne résisterons plus très longtemps. Nos pertes sont effroyables.

-Combien?

-Près de douze mille hommes.

-A-t'on des rapports sur les forces ennemies?

-Non, nos espions ne sont pas revenus.

-Aucun?

-Aucun.

-Et sur Certadhil?

-Un massacre. Je ne pense pas qu'ils réalisent quelle est la source du problème.

-Mmm. Les autres Cercledhils?

-Pas de nouvelles. J'imagine que c'est la même chose qu'ici.

Le vieil homme-lézard et le dragon se fixent un long moment en silence, puis le conseiller murmure enfin:

-Nous allons perdre cette guerre.

-Peut-être. Nous manquons d'informations fiables, nous ne savons pas à quoi nous nous confrontons.

-Tu ne penses quand même pas...?

-Tu vois une autre solution? Je suis preneur...

-Non...je suis trop vieux, remplace-moi par un jeune, fougueux et plein d'espoir.

-Tu le veux vraiment?

-Oui.

-Bien. J'y penserai si je reviens.

-Et si tu ne reviens pas?

-Et bien, ça ne sera plus mon problème! En attendant, fais ton possible pour préserver cette citadelle. Il y a des troupes de réserve sur Riredhil, sers-t'en. Et tâche d'avoir des nouvelles des autres cercles.

-Tu sais que nous n'en aurons aucune.

-Oui. Mais essaye quand même.

-C'est inhumain! Ils mourront tous!

-Je ne suis pas humain, Sarkos. Et ils mourront de toute façon. Il nous faut des informations.

-Je refuse! Je n'enverrai pas ainsi à une mort certaine nos hommes!

-Fais ce que je te dis, conseiller!

-Bien...bien Seigneur.

Les espions étaient partis quelques heures plus tard, aucun ne revint, ainsi que l'avait prédit Sarkos. Le Dragon avait regagné sa cité maudite, et s'était lancé sans attendre sur la route qui avait relié le Sereg Rinn au cristal prison, avec l'espoir fuyant de parvenir à observer les terres mêmes d'où venait l'entité nommée Sans-Nom, et d'en tirer quelques renseignements utilisables. Inquiet, le vieux Sarkos avait attendu l'hypothétique retour de son Seigneur, refusant de prendre le moindre repos tant que nulle nouvelle ne lui parviendrait. Une vingtaine d'heures plus tard, le Dragon était revenu, livide, tremblant de la tête au pieds, il s'était affalé sur le trône, le regard hanté par une lueur de démence qui avait glacé le vieux conseiller jusqu'aux os.

-Que...que s'est-il passé, Noir-Feu?

La réponse fut à peine un murmure, atone:

-Tu ne veux pas savoir. Prends ta retraite, mon ami. Vas sur Quanastadhil, coule quelques jours, quelques semaines paisibles. C'est tout ce que je peux faire pour toi.

-Je ne te laisserai pas seul!

-Obéis, bordel! Fous le camp!

Le Dragon avait hurlé, ce qui avait stupéfié l'homme-lézard. En cinq cents lunes, jamais son Seigneur n'avait haussé le ton contre lui. Il comprit ce que ce dernier ne lui dirait jamais, et inclina tristement la tête en se retournant pour quitter la salle d'un pas pesant.

-Sarkos...

-Oui...? demanda-t'il sans se retourner.

-Merci.

Le vieux guerrier se retourna lentement, fixa le Dragon en hochant la tête avec solennité. Puis il s'en fut, sachant qu'il ne se reverraient jamais.

Les jours suivants avaient été étranges, le Dragon avait semblé mettre en ordre quelques affaires à priori dénuées d'importance, ne donnant que des réponses évasives à ses généraux qui lui demandaient des consignes, se contentant de leur dire de faire au mieux. Puis, un soir, douze jours après ces événements, il disparut sans que nul ne s'en aperçoive.

La Porte des limbes, un seul pas suffit à la franchir. Un tout petit pas.

Edité par Noir-feu le 20/01/11 à 20:36

Shadee | 21/01/11 10:53

Qu'a-t-il encore fait? Est-ce un suicide? Un retour en puissance? Ou bien va-t-il ramener en souvenir une méchante entité sur Certadhil? :o

Gzor | 21/01/11 21:03

Je sais pas pourquoi, mais je pense que ce sera la dernière hypothèse....

Gzor.

Iä, Iä, Cthulhu fhtagn ! Ph'nglui mglw'nfah Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn!

Celimbrimbor | 22/01/11 15:43

Une perturbation dans l'éther ?

Mais non, tout va bien finalement.

La Demeure Franche : [Lien HTTP]

Shadee | 22/01/11 18:06

Vous n'allez pas m'endormir de cette façon! :o

Noir-feu | 25/01/11 03:08

Une plaine, recouverte d'un poussière grise qui s'élève sous le pas lent, hagard, de milliers d'êtres, voilant un globe écarlate qui répand sa lueur sanguine sur l'infini espace désolé. Les morts avancent, le regard vide, de ce pas hésitant qui caractérise les zombies, certains, la plupart, portent sur leurs chairs d'atroces blessures, d'où ne s'écoule plus leur vie, ils ont franchi l'huis maudit. D'autres sont sans doute morts de vieillesse, ou de maladie, qu'importe, ils piétinent d'un même rythme, vers une même destination. Si tant est qu'il puisse encore y en avoir une.

Un hurlement strident retentit dans les airs appesantis de poussière, une petite forme ailée aussi grise que son monde plonge, se redresse devant l'homme en grimaçant hideusement. Deux petites cornes usées enlaidissent encore son faciès ingrat, surmontant deux yeux emplis d'une malice profonde.

-Hé! Toi l'affreux! T'as bousillé notre détecteur ectoplasmique! Plus un pas ou j'te bouffe!

L'homme pose son regard sur le diablotin, qui recule un peu, soudain plus très sûr de son fait.

-La porte des enfers, c'est par où?

-L'est fermée, la porte des enfers! M'est avis qu'c'est bien dommage parce que tu f'rais un bon client à voir ta sale tronche! J'rêverais de t'faire crâmer quelques milliers d'fois! Pis j'pourrais t'empaler, aussi, avec un gourdin bien émoussé!

-C'est ça. Je t'ai posé une question, nabot. Réponds.

Le diablotin siffle de toutes ses maigres forces, sortant à tout hasard une dague dentelée couverte d'entrailles séchées. Quelques secondes plus tard, trois hautes silhouettes s'approchent, vêtues d'écarlate. Leurs visages sont glaciaux, et malgré tout d'une beauté à couper le souffle, leurs yeux semblent participer à l'éclat sanguinaire du lieu, malveillants, non pas de cette malice de bas étage que l'on trouve souvent chez les odieux des bouges mal famés, mais emplis d'une cruauté rare, entière et assumée. Les trois Seigneurs des limbes observent l'homme un instant, puis l'un d'eux désigne la cohorte des âmes mortes d'une main fine à la peau livide.

-Rejoins ta place, chien.

-J'ai posé une question à l'homoncule. Où est la porte des enfers?

Le diablotin se précipite vers l'oreille du Seigneur des limbes, murmure:

-L'a fait péter notre détecteur! L'est pas tout à fait morte la vermine!

-Vraiment. Tant mieux.

Trois fouets aux lanières cloutées jaillissent dans trois mains, le Seigneur qui a pris la parole lève le sien, un sourire gourmand aux lèvres. L'homme le fixe avec un calme qui a le don d'agacer le diablotin, qui se précipite dague en avant, visant le cou de sa proie. Un hoquet du père temps plus tard, quatre tranches de viande grisâtre tombent mollement au sol, une matière visqueuse de même teinte éclabousse les trois Seigneurs, cinq griffes d'un noir de jais regagnent leurs logements.

-Mauvaise...

Le premier fouet claque, ne trouve que le vide.

-...idée. J'ai posé une question.

-Tu vas souffrir, impie...

Le fouet claque à nouveau, les deux autres êtres des limbes se décalent pour pouvoir frapper à leur tour, réalisent que l'homme tient serré contre lui leur confrère. Puis qu'une griffe noire frôle dangereusement son cou. Ils se figent.

-Je n'ai pas toute l'éternité. Pas encore. Où est cette porte?

-Euh...elle...elle est fermée.

-Je m'en fous. Je t'ai demandé où elle est, pas si elle était ouverte.

-Là-bas, souffle le Seigneur qui sent la griffe entamer sa chair, désignant d'une main une approximative direction.

-Tu vois quand tu veux. Maintenant tu dis à tes amis de ficher le camp fissa, toi tu viens avec moi. Juste au cas où tu aurais menti.

-Elle est là-bas. Mais tu n'y arriveras pas vivant.

-ça, c'est mon problème. Le tien c'est de garder ta tête sur tes épaules. Avance!

Et c'est une étrange procession qui longe le cortège des morts, l'homme ne lâchant pas une seconde son otage, suivi de deux Seigneurs des limbes attendant l'inévitable distraction pour frapper, puis d'une horde grandissante de diablotins, rejoints peu après par d'autres Seigneurs des Limbes, qui se regardent d'un air ahuri.

-Pourquoi on ne le crève pas? demande l'un.

-Parce qu'il va buter son otage. répond l'autre.

-Ah? Et depuis quand ça nous empêche de crever les impies?

-Euh...c'est vrai, ça... mais c'est le chef, quand même.

-ça fait une différence?

-Euh...non. Mais je te laisserai expliquer sa disparition au Maître.

-Lâche!

-Répète ça?

-Lâche!

Furieux, l'insulté se jette sur son collègue, lui allonge une droite magistrale qui l'envoie au sol. Les Diablotins en couinent de joie, s'attroupant autour des protagonistes en hurlant des encouragements. Le Seigneur à terre se relève vivement, se précipite sur l'autre, ils entament une chorégraphie qui serait mortelle en tout autre lieu, s'infligeant des coups qui décapiteraient un Eluros sans paraître en souffrir plus que ça. Profitant de la distraction générale, l'homme entraîne rapidement son otage, qui soupire d'un air excédé:

-Servez le Chaos, qu'ils disaient...

-Elle est encore loin, cette porte?

-T'as l'air pressé d'y arriver. D'habitude on doit traîner la vermine gémissante pour qu'elle la franchisse...

-Je suis très croyant. Mais tu n'as pas répondu.

La pression de la griffe contre son cou s'accentuant désagréablement, le Seigneur désigne hâtivement un point sombre à peine discernable au loin, devant lequel semble s'attrouper un nombre considérable d'âmes.

-Elle est juste là. Mais elle est fermée, tu ne passeras pas.

-Pourquoi?

-Parce qu'elle est gardée par une centaine de mes semblables.

-Non, pourquoi est-elle fermée?

-A cause de la guerre que mène notre Maître. Sur Certadhil.

-Quel rapport?

-C'est simple. Tous ceux qui arrivent là sont engagés dans les Saintes cohortes, et renvoyés sur Certadhil pour y combattre les impies.

-Engagés comment? Tous ne veulent pas servir, j'imagine?

-T'es un naïf, toi! On leur vide le crâne, on le remplit de quelques rudiments de foi, et ils sont heureux de devenir de bon laquais au service de notre Sainte cause! Mais tu verras ça par toi-même! Mouhahahaarggglll!!!

-Et personne ne passe cette porte?

-Si. Les hauts gradés de l'Écarlate triangle, les démons, mais dans un seul sens, et seulement quand le Maître les appelle.

-Hum. Bon, je n'ai plus besoin de toi.

-Tu...tu vas me relâcher, hein?

-Oui. Évidemment.

-Merci!

-Pas de quoi.

-Je te...aarrggglll!!

-Mais pas en un seul morceau.

L'homme essuie sa griffe maculée d'un sang noirâtre sur les vêtements du corps à moitié décapité, la laisse regagner son logement puis se dirige d'un pas tranquille vers l'immense porte qui se dévoile peu à peu à son regard, se mêlant à la foule incroyablement dense qui stagne devant, écartant sans ménagement les rangs compacts pour se frayer un chemin. La porte des enfers...

Edité par Noir-feu le 25/01/11 à 03:14

Noir-feu | 04/02/11 14:58

Elle est de fer, de ce fer noir tombé du ciel, que recherchent les forgerons les plus savants dans de lointains déserts. Assez haute pour que son sommet se perde dans les tourbillons de poussière grise qui constitue apparemment le sol des limbes, soulevés par les pas éthérés de milliers, de millions d'âmes, infinie procession qui jamais ne s'interrompt. Assez large pour laisser passer une armée, elle est brute, abrupte, tout en angles difformes, elle évoque la rudesse, l'imperfection, une rugosité désagréable, un froid glacial, si glacial qu'il en serait brûlure. Sur sa surface aberrante, on pourrait croire distinguer des reflets moirés, vacillants, de cet astre sanglant qui dispense sa maigre lueur blafarde sur les étendues désolées des limbes. La plupart changent si vite qu'ils ne représentent rien, mais d'autres se gravent sur les rétines de qui les observerait, et si les âmes en perdition n'y accordent aucune attention, un visiteur féru de connaissances pourrait y reconnaître des runes. Des runes de feu, d'un feu si sombre qu'il n'éclaire rien, d'un feu si dépourvu de joie qu'il en ferait oublier la douce chaleur d'une bonne flambée par un soir d'hiver venteux. Il ne représente que la douleur, la morsure, la combustion qui ne laisse derrière elle que de volatiles cendres. Pas étonnant que le lieu soit recouvert d'une si fine poussière grisâtre, au fond.

Devant cet huis maudit, de longues tables recouvertes de draps blancs, ornés à intervalles réguliers de ce symbole omniprésent de teinte écarlate, simple triangle censé évoquer l'infini Chaos. Derrière ces tables, une rangée de prêtres, que l'on dirait vêtus des mêmes draps, chacun muni d'un nécessaire d'écriture, et d'une courte dague du même fer que la porte. Derrière eux encore, une centaine de Seigneurs des Limbes gardent le passage clos, fixant avec malveillance les rangs de fantômes qui attendent leur tour, le regard vide, le geste lent. Et ils s'avancent, ces fantômes, rangée après rangée, ils s'approchent des officiants, dépourvus de pensée, vidés de tout, jusqu'à la moelle qui composait leur os en un temps meilleur. Ou supposé meilleur. Ils sont là, devant cette porte qu'ils ne franchiront peut-être jamais, envoyés qu'ils seront dans une guerre absurde, qui ne les concerne en rien. Est-ce vraiment un mal, on peut se le demander, à la vue de ces battants effroyables. Mais après ? Quand ils auront subi une deuxième mort sur Certadhil, qu'en restera-t'il ? Bien sûr, la masse des spectres ne se pose plus ce genre de question existentielle, ils avancent, tendent obligeamment leurs paumes aux prêtres, paumes juste assez consistantes pour offrir quelques gouttes de sang, qui viennent tacher les parchemins, sceller un pacte inconnu, mais de nature pourtant perceptible à qui serait encore doué de la faculté de penser. A peine les documents « signés », les âmes en peine disparaissent, sans doute pour réapparaître dans une sombre citadelle vénéneuse, quelque part au sud-ouest des monts Tlad' sul.

Dissimulé dans cette foule, ou voulant se croire tel, le Dragon observe la scène, réalisant que, finalement, il ne passera pas. Il sait pouvoir briser quelques-uns de ces gardiens, une dizaine, sans doute, une vingtaine, peut-être, mais cent ? Un rictus déforme ses traits, qualifiés parfois de beaux, en un temps échu. On pourrait maintenant les croire haineux, colériques, mais cela ne refléterait pas la vérité. Ils reflètent des sentiments passés, des expressions qui voilent pudiquement l'amère réalité : une polaire indifférence, tissée d'un unique et dernier dessein, plus insensé encore que les précédents, issu d'un vide inconcevable, qui pourrait paraître d'amertume. Mais là encore, ce ne serait pas exact, car d'amertume le Dragon n'en ressent plus. Il avance d'un pas, puis d'un autre encore. Il arrive au premier rang, conscient qu'au moment même où il fera un pas de plus il deviendra la cible, la proie des êtres des limbes. Il scrute encore les êtres des limbes, sachant qu'il ne passera pas, mais ne pouvant, ne voulant plus renoncer. Il n'a plus grand-chose à perdre, se dit-il. Puis il sourit. La réalité est bien plus dénudée, Seigneur de Num, en vérité, absurde Seigneur du Rien cosmique, Gardien de ce qui n'existe pas, ultime trace de rêves brisés qui se dissolvent doucement dans le Néant. Ils ont au moins, la courtoisie de le faire en silence. Cela n'a pas toujours été le cas. Il se souvient du fracas effroyable qui a résonné durant tant de siècles en son âme, alors que se désagrégeaient ses espoirs, ses convictions, ses projets. Mais de tout cela, il ne reste plus rien, aujourd'hui. Plus que le silence. Le vide. Le Néant. Et un dessein, le dernier.

Elle le frôle, comme le ferait un papillon sur la peau nue un doux soir de printemps, si léger qu'on se demande si c'est une illusion, si fugace qu'on pourrait croire avoir senti une infime brise, et l'oublier tout aussitôt. Pourtant, le Dragon se fige brutalement, comme si sa marche avait rencontré le mur le plus inamovible. Une pensée, venue d'il ne sait où, ni pourquoi, encore moins comment.

Je t'en supplie, ne passe pas ces portes !

Elle ? Elle !

Une hésitation, le doute qui se répand avec la virulence d'un fleuve brisant ses digues, un flot de pensées décousues, dépourvues de la moindre cohérence. C'est l'instant que choisissent les rangées d'aspirants laquais pour avancer d'un pas, le poussant en avant. Ceux de son rang avancent de quelques pas de plus, approchant des tables et des officiants, ceux qui sont derrière lui se figent, le laissant dans un entre-deux précaire. Cent regards malveillants se tournent immédiatement vers lui, cent mains se posent sur cent épées livides, cent paires de jambes entament un pas dans une même direction : la sienne.

Et merde ! Cette fois...

Il doit y avoir un dieu pour les imbéciles, qui veille jalousement sur ses protégés, comme si l'avenir des mondes en dépendait. A cet instant, il affirme tout son pouvoir, issu peut-être de l'infinité de ses fidèles, au travers d'un grincement de fin des temps, suivi d'un ordre qui claque comme un coup de fouet :

-Seigneurs ! Le Maître vous appelle. Sur Certadhil, vite !

Les cent Seigneurs de Limbes se figent, tournent leurs regards vers la porte des enfers qui vient de s'ouvrir, dévoilant une colossale silhouette rougeâtre pourvue de longue cornes recourbées, jettent un dernier regard dépité sur l'importun qu'ils s'apprêtaient à châtier, puis disparaissent. Un seul demeure, désignant le Dragon à ce qu'il convient d'appeler un démon, selon les descriptions relatées dans les ouvrages pour apprentis nécromants :

-Et lui ?

Le Démon darde son regard infernal sur le petit être sorti des rangs. Et Noir-Feu, qui avait ressenti un indicible soulagement mêlé de gratitude à la disparition des êtres des limbes réalise qu'il n'a pas forcément gagné au change. Il a croisé quelques démons, déjà, des êtres faibles, passablement dépourvus d'intellect. Mais le regard de celui-là déborde d'intelligence, tout entière vouée à la cruauté, à présent voilé comme l'est celui d'un artiste qui vient de trouver une merveilleuse inspiration. Il frémit tandis que le Démon rétorque au Seigneur des Limbes :

-Aucune importance. Je m'en charge. Vas !

Edité par Noir-feu le 04/02/11 à 14:58

Noir-feu | 04/02/11 14:59

Le Seigneur disparaît à la suite de ses semblables, et Noir-Feu hésite une seconde. Une seconde de trop. Le Démon a fait apparaître un trident de ce fer sombre qui semble être le matériau de prédilection par delà la porte, et le lance avec une force monstrueuse. Dans un geste de pur instinct, de celui qu'on acquiert après quelques milliers de combats, Noir-Feu se jette de côté. Une pointe du trident déchire superficiellement la peau de son bras, lui infligeant une douleur sans commune mesure avec la gravité de la plaie. Il rugit d'indignation tandis que les écailles recouvrent précipitamment son corps, reprend en un battement de cils son apparence naturelle, ce qui ne manque pas de provoquer une certaine hébétude chez le Démon qui glapit :

-Vous avez laissé un Dragon Noir approcher de nos portes, bande de moules faisandées ?!? Maudits bâtards d'incapables dégénérés ! On vous avait pourtant dit...

Sa tirade est interrompue par l'impérieuse nécessité d'éviter la boule de griffes et de crocs qui lui tombe dessus à la vitesse d'un tsunami enragé, ce qu'il parvient assez moyennement à réaliser, la faute sans doute à sa corpulence colossale. Le choc monstrueux le projette en arrière, droit par la porte qu'il venait de franchir. Le Dragon avait espéré ce résultat, mais il n'avait pas prévu la main crochue qui agrippe douloureusement son aile droite, déchirant la membrane pourtant robuste. Il ne réalise pas qu'il vient d'être entraîné dans ce lieu qu'il souhaitait dorénavant éviter, en regard à cette fugace pensée qui lui était parvenue quelques instants auparavant. Il projette une patte bardée de griffes plus tranchantes que des rasoirs vers le visage du Démon, traçant quatre profonds sillons dans la chair démoniaque, hurle en sentant l'aile malmenée par la force dantesque du Démon se déboiter, redouble de virulence dans ses assauts en tentant de se dépêtrer, sans succès. La suite se fait confuse, bestiale sauvagerie contre sauvagerie démoniaque, leurs grondements et hurlements résonnent dans les enfers, ébranlés par les coups de boutoir insensés qu'ils s'infligent, sans que l'un ou l'autre ne parvienne à prendre l'avantage. Ils ne le voient pas, mais toute une assemblée se presse à distance prudente pour profiter du spectacle, démons, succubes, et d'autres créatures dont le nom n'a pas franchi le portail maudit, les encouragements fusent, les spectateurs prenant parti pour l'un ou pour l'autre selon leurs dispositions, ici et là quelques mêlées éclatent, brutales et vicieuses, mais peut-être n'est-ce là que plaisantes confrontations d'opinions sur ce plan. Indifférents au tumulte qu'ils ont provoqué, le Démon et le Dragon se déchaînent, les attaques se font de plus en plus sournoises à mesure que leur résistance s'effrite. Noir-Feu parvient enfin à dégager son aile brisée de la poigne du Démon après lui avoir à moitié sectionné le bras d'un claquement de mâchoires hargneux, il en profite pour s'écarter d'un bond rendu maladroit par les plaies qui parsèment ses membres, crache immédiatement son feu le plus destructeur sur son adversaire, l'embrasant à la manière d'une vulgaire torche. Mais le Démon en a vu d'autres, le feu, il y plonge ses proies à mains nues, et bien que sa peau cloque de toutes parts, malgré sa chair qui se calcine sous le feu autrement plus virulent du Dragon, il se précipite à nouveau au contact en vitupérant des injures à faire pâlir un troll. Le Dragon l'accueille d'une claque façon grizzli, encaissant dans le même temps un uppercut violent qui lui démet à moitié la mâchoire inférieure, riposte d'un coup de queue puissant qui vient frapper la nuque du Démon dans un grand craquement sinistre. Les yeux du Démon papillonnent quelques fois, son corps s'amollit alors que son visage labouré prend un air stupéfait, il titube de quelques pas en arrière, puis s'effondre, le cou brisé.

Et là, le sérieux en perd son latin. Ou son grec.

Noir-Feu prend soudain conscience, d'une foule de détails jusqu'alors placés hors de sa perception. Des détails désagréables, pour user d'un délicat euphémisme. La première chose qu'il voit, c'est une foule bigarrée de créatures que l'on a, à juste titre, aucune envie de croiser au coin d'un bois. Ni ailleurs, pour être franc. Les plus grandes font deux ou trois fois sa taille, les plus petites à peine celle d'un gnome. Aucune n'a l'air inoffensive, les plus aimables sont dotées d'appendices propres à démembrer le plus récalcitrant des orcs, les moins avenantes fileraient des sueurs froides au plus coriace adepte des horreurs occultes. La deuxième chose qu'il constate, c'est qu'il est en enfer. Dit comme ça, ça peut paraître anodin, il pourrait aussi bien être à la taverne. Seulement, il n'y a pas de gigantesques cuves pour faire bouillir à petit feu les gens, dans la taverne. Il n'y a pas non plus des étendues sans fin parsemées de gibets et de pals, ornés de créatures diverses et variées qui ont toutes un point commun : elles hurlent de souffrance. A tel point que c'en est à se demander comment il se peut que les démons ne soient pas sourds. Ce qui, il faut le reconnaître, n'est pas un fait prouvé. La troisième chose qu'il ressent, c'est une vague de douleur lancinante, abrutissante. Un regard sur ce qu'il voit de lui-même le fait frémir une fois de plus. Bêtement, il se demande s'il serait plus rapide de compter les écailles brisées, ou celles encore entières, opte pour la première solution sans trop hésiter. Son aile droite pend lamentablement, inutilisable. Tout comme sa patte arrière gauche, ouverte de ce qu'on pourrait appeler cuisse, cuissot, ou cuisseau, comme vous voulez, à la cheville, ou jarret, comme vous voulez aussi. L'un dans l'autre, quel que soit le terme choisi, ça fait mal. Atrocement mal. Autre pensée stupide, il se dit que c'est une chance que sa patte avant droite soit elle aussi déchirée jusqu'à l'os. Ça atténue la douleur de la patte arrière gauche. Tout à ses profondes réflexions sur l'état désastreux de son réceptacle de chair, il ne remarque pas l'assourdissant silence qui vient de se répandre. Et pourtant, le diable sait que ça fait du bien après le vacarme précédemment décrit.

Les spectateurs s'écartent comme la mer rouge devant l'autre illuminé, Mouise, vous savez ? Pour laisser passage à une demoiselle d'allure très respectable, vêtue sobrement d'une espèce de toge plissée façon grecs anciens, porteuse d'une jolie balance en or massif. Et là, j'entends les experts s'exclamer que le conteur n'a pas mordu dedans pour s'en assurer, et que d'abord l'or c'est lourd et que ce n'est pas une fragile donzelle qui va porter ça à bout de bras. Et bien, c'est l'occasion pour ces contestataires d'apprendre un détail connu de tout Dragonologue qui se respecte : en temps normal, un dragon sent l'or presque aussi bien qu'un nain. Un peu mieux quand le dit or lui appartient, et carrément miraculeusement quand il lui a été dérobé. Vous vous coucherez plus savants ce soir, ce qui n'est pas un luxe. La balance était donc bel et bien en or. Massif. Et pur à en rendre fou de jalousie le plus doué des alchégons (Demandez à Althâar ou Celim si vous ne comprenez pas ce terme). Et voilà donc que la donzelle de blanc vêtue s'avance, dardant un regard à faire fondre un Dragon sur...et bien sur le Dragon ! Qui s'en fout comme de sa première rangée de canines de viande blanche, (oui, les Dragons, à part Sanaga, ne boivent pas de lait ils n'ont donc pas de dents de lait, mais des dents de viande blanche, celle qu'ils ingurgitent en attendant de savoir la manger avant qu'elle ne soit saignée) attristé qu'il est de voir son splendide corps (quel est ce murmure sarcastique dans la salle ?:o8)) ravagé par l'impertinent Démon. Ce qui semble avoir le don d'agacer prodigieusement la belle, sans doute peu habituée à tel outrage. C'est qu'il lui a fallu des heures pour relever en un savant chignon faussement sauvageon sa longue chevelure dorée comme les blés. Et presque autant pour se manucurer les ongles. Sans parler du maquillage. Elle enrage donc, pose sa balance par terre, ses mains sur ses hanches en amphore, et tape du pied par terre, visiblement outrée.

-Dites, le gros rustre, je vous dérange, peut-être ?

-Mmm ?

Le Dragon détache son regard du dépitant spectacle de ses écailles fissurées, et daigne enfin poser une paire d'yeux sur la demoiselle. Yeux qui s'écarquillent devant cette incongrue apparition. La donzelle le foudroie du regard, s'exclame d'un ton dégoûté :

-C'est un monde ! Depuis des semaines on ne me laisse plus juger les nouveaux arrivants, on m'appelle enfin en m'informant qu'un sauvage a franchi sans autorisation résultant de la pesée des âmes la porte des enfers, et je dois me farcir, pardonnez-moi le terme, un gros cuistre de Dragon mal embouché ? C'en est trop ! Avez-vous idée des efforts que j'ai déployés pour me faire belle à votre seule intention ?!8)

-C'est que...non. :o Hem, c'est gentil, mais ce n'était pas nécessaire, je suis déjà pris. :o

-Quoi ?! Impudent lézard ! Comment osez-vous ?

-Oh. La Mort ne vous a donc pas prévenue ?:o

-Prévenue de quoi ? Non mais je rêve !!!

-Heureux de vous l'entendre dire. :o Je ne voudrais pas vous déranger plus longuement. Je suis arrivé ici par...euh...par inadvertance. :o Vous voudrez bien m'excuser, mais j'aimerais beaucoup me retirer avant de m'effondrer à vos pieds. :o

La demoiselle ouvre à son tour des yeux médusés, et rétorque en bégayant d'effarement :

-Vous êtes...vous êtes...

-Blessé, oui. :o

-Non ! Je veux dire...

-Ah. Ça. Oui, il parait. Maintenant, navré de vous fausser compagnie, mais...

Le Dragon jette un coup d'oeil inquiet à l'assemblée qui s'impatiente, puis se recule prudemment en direction de la porte menant aux limbes, pas vraiment rassuré de voir que chacun de ses pas est suivi par les spectateurs, pressés maintenant de se charger de l'audacieux. Il grommelle un juron bien senti, trace à toute allure d'une griffe, qui ferait honte à la moins regardante des dames de cour, une rune complexe, ouvrant une porte vers sa cité. Il soupire en se disant qu'il n'aura jamais été aussi soulagé d'y arriver, et plonge dans le portail qui se crée dès que sa taille le lui permet, hurlant aux Gardiens de Num de protéger sa fui...hum, retraite.8)

Edité par Noir-feu le 04/02/11 à 15:29

Gzor | 04/02/11 17:05

Eh, charmant morceau de demoiselle que vous nous donnez à voir là, Dragon :D

[HRP : très bien écrit, le style virevolte habilement entre épique et ironique.]

Gzor.

Iä, Iä, Cthulhu fhtagn ! Ph'nglui mglw'nfah Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn!

Edité par Gzor le 05/02/11 à 10:32

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